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— Aidan Phelan, brigade de Tyrone-Ouest.

— Tyrone Meehan, brigade de Belfast.

Il a souri.

— L’ami de Danny Finley, je sais. Et c’est un honneur pour moi.

Puis il a allumé une cigarette, du tabac roulé dans une marge de sa bible.

— Les gars disent que Matthieu brûle mieux, mais moi, je préfère les Epîtres.

Il a aspiré une bouffée âcre, me l’a tendue.

— Saint Pierre, saint Paul, peu importe…

Nous avons fumé en silence. Je regardais la pièce obscure. De la nourriture avariée était amoncelée en tas glaireux le long du mur. Un amas d’immondices, de pourriture humide, de putréfaction. Et la merde, étalée jusqu’au plafond. Des traces de doigts. Un crucifix qui pendait à l’interrupteur cassé. J’ai frissonné.

Quand ils m’avaient amené en cellule, les gardiens portaient des masques. L’air avait l’épaisseur de l’égout. Je ne savais pas qu’une odeur pouvait tapisser la gorge. Quand la nuit est tombée, je m’étais presque fait à la puanteur, à mes jambes poisseuses, au froid, à l’obscurité, à notre merde à tous.

Is cimí polaitiúla muid !

Une voix lointaine. Le cri d’une cellule. Ma langue.

— Nous sommes des prisonniers politiques ! a répondu Aidan en boitant jusqu’à la porte.

Táimid ag cimí polaitiúla ! j’ai hurlé à mon tour.

Jusque-là, je n’avais vu personne. Seul le regard haineux des gardiens. Et voilà la clameur de mes camarades, mes amis, mes frères de combat. Des dizaines de rages, de fureurs, des rocailles de voix, des beautés. Un vacarme magnifique. Des cris de poings levés, battant les portes à chair nue. J’ai cherché la voix de mon enfant au cœur des écorchés. Et puis je n’ai pas voulu l’entendre.

Tiocfaidh ar là ! a repris le premier prisonnier, couvrant le tumulte.

Tiocfaidh ar là ! ont répondu les autres.

« Notre jour viendra ! »

— C’était ta première prière du soir, a souri mon compagnon.

Et puis tout s’est tu.

*

La nuit, Aidan pleurait parfois. Il geignait comme un enfant, puis remontait la couverture sur sa tête. Un matin, je l’ai regardé. Il dormait sur le ventre, bouche ouverte, joue écrasée. Son bras traînait sur le sol. Des asticots blancs se tortillaient dans ses cheveux et sur le dos de sa main.

Au bout de treize mois, je lui ressemblais. Mes cheveux recouvraient mes oreilles et mon nez en paquets graisseux. Ma barbe poussait en désordre. Le visage de l’un parlait du visage de l’autre. Je voyais ma maigreur dans ses traits tirés, sa peau terne, ses yeux bordés de noir.

Dans son coin de cellule, il organisait des courses de cafards. Et moi, je lui faisais réciter les trente-deux comtés d’Irlande.

— Meath… Mayo… Roscommon… Offaly…

Il apprenait avec moi des mots en gaélique. Les essentiels de la prison.

Póg mo thóin !

« Embrasse mon cul ! » Son cri de guerre préféré, qu’il murmurait chaque fois qu’un gardien ouvrait la porte.

Nous avions décidé de chier ensemble, pour faire de ce geste privé un cérémonial et transformer cette humiliation en rituel commun. Il s’accroupissait à gauche de la porte, je faisais dans mes mains. Ensuite, nous étalions nos excréments à pleins doigts sur les murs, et en grands cercles tièdes. Au début, je vomissais. Brutalité de l’image, violence de l’odeur. Et puis, peu à peu, j’ai appris à transformer mon dégoût en colère. Couche fraîche sur couches sèches, j’ai répandu le crépi humain sans avoir honte de moi.

Les prisonniers avaient fabriqué des tuyaux de carton roulé, qu’ils glissaient dans l’interstice, entre la porte et le sol. A heure fixe, juste après le repas, nous pissions dans ces tubes, répandant notre urine dans le couloir.

— Ils ne nous briseront jamais ! disait mon camarade.

Nous étions interdits de visite, de courrier, enfermés nuit et jour sans promenade. Nous avions renoncé à passer le temps. Nous parlions peu. Nous baissions les yeux des heures durant. Souvent, nous n’osions pas croiser le regard de l’autre.

— Si on sort de là, on ne pourra raconter ça à personne, a dit un jour Aidan.

— Mais tout le monde le sait dehors, j’ai répondu.

Il a secoué la tête.

— Ils savent, Tyrone ? Mais ils savent quoi bon Dieu ? Personne ne comprend ce qu’on vit ici ! La merde, c’est un mot pour eux, Tyrone ! Ce n’est pas de la matière ! Ce n’est pas cette saloperie qui coule entre tes doigts !

Un matin, les gardiens ont ouvert notre porte en gueulant. Des policiers casqués les accompagnaient. Ils couraient dans le couloir, cognant les murs à la matraque. Aux hurlements des autres détenus, nous nous sommes levés. Aidan m’a plaqué contre lui, dos à dos, nuque contre nuque. Nous nous sommes enchaînés, bras de l’un emprisonnés dans ceux de l’autre, poings serrés sur nos torses. Nous hurlions à la vie, à la peur. Nous tremblions de notre colère. Nous formions un seul corps, qu’ils ont déchiré à grands coups.

J’ai été frappé à terre, mes couvertures arrachées, puis traîné par les jambes dans le couloir. La haie des matraqueurs. Protégés par leurs boucliers, ils se vengeaient de ces putains d’Irlandais, de leurs couvertures, de leur merde, de leurs insultes, de leurs mépris. Ils frappaient des hommes nus. Têtes, jambes, dos, mains levées. Ils nous marquaient. Ils laissaient leurs traces.

J’ai été tiré par la barbe et les cheveux jusqu’à la salle de douches. Je me débattais en hurlant. Je n’avais plus mal, plus rien. Les cris des autres me rendaient ivre. Un instant, j’ai cru qu’ils allaient nous tuer. Une épouvante. Les gardiens étaient trois. Ils m’ont maintenu sur le sol. Clef de bras, mains serrées autour de mon cou. Je rendais les griffures, les crachats. Et puis j’ai été soulevé comme une charge et jeté lourdement dans une baignoire d’eau glacée. Ils allaient me noyer. J’ai lancé mes bras, mes jambes. Un coup dans la mâchoire. Je suis retombé en arrière, tête cognant le mur. Ils me lavaient. Ils décrassaient un an de résistance. Un gardien me frottait à la brosse dure. Le dos, les bras. Il bouchonnait un mauvais cheval. Il décapait une cuvette de chiotte. Il soufflait, bouche ouverte, menaçant mon père, ma mère, tous les salauds de mon espèce.

Il hurlait.

— Ça c’est pour Agnes Wallace, salopard ! Ça ne te dit rien, Agnes Wallace ?

Mes hurlements couvraient sa voix.

— Et William Wright ? Rien non plus ! Fumier d’IRA !

Il étrillait, il raclait. Il maintenait mes mains sur le rebord de la baignoire en arrachant mes ongles sous le crin. Il aboyait des noms à mon oreille.

— William McCully ! John Cummings !

Il cognait en cadence avec l’envers de la brosse.

— Robert Hamilton ! John Milliken !

Milliken. Je me souvenais. Un gardien-chef de l’administration pénitentiaire, abattu par l’IRA sur le chemin de sa maison.

Mon Dieu ! Il vengeait ses morts.

— Thomas Fenton, salopard ! Desmond Irvine, assassin !

Le deuxième maton avait pris le relais. Il m’arrachait les cheveux. Il labourait mon crâne avec des ciseaux abîmés. Il coupait, il lacérait.

— Micky Cassidy ! Gerald Melville !

Alors j’ai répondu.

— James Connolly ! Patrick Pearse ! Eamonn Ceannt !

J’ai beuglé de toutes mes forces. Sang pour sang, colère pour colère, leurs victimes contre les miennes.

Les ciseaux m’ont emporté un morceau d’oreille.

— Albert Miles !

— Tom Williams !

— Nazi ! a gueulé le gardien à la brosse. Saloperie de nazi !

J’avais du sang dans les yeux. Le troisième gardien m’étranglait. Il avait passé son avant-bras autour de mon cou. Il serrait. Je respirais mal. J’avais la bouche ouverte, langue sortie, je contractais mes mâchoires pour rien. Devant mes yeux, sur son bras tatoué, l’Union Jack transperçait le drapeau irlandais de sa hampe.