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— Vous avez tué Danny Finley !

Ils m’ont plongé la tête dans l’eau. Et maintenu comme ça, une main sur mon crâne, l’autre sur ma nuque, les jambes entravées par deux bras et une chaussure dans les reins. Jusqu’à ce que je suffoque.

Au retour, nous avons croisé des astronautes. Une dizaine de types avec des gants de protection, des bottes, des combinaisons, des masques transparents et des capuches étanches. Ils transportaient du matériel de nettoyage, des lances à haute pression, des aspirateurs.

— Retourne sur Mars, connard ! a grogné un prisonnier blessé.

J’étais ramené par mon gardien. Un drôle de type, presque chauve et plus vieux que les autres, qui avait toujours un mot ou un regard pour nous.

Nous l’appelions « Popeye », à cause de sa mâchoire et de ses dents en moins. Il apportait notre gamelle du soir. Chaque fois, il regardait notre cachot avec un air désolé. Il enlevait son masque de tissu, comme s’il tenait à partager notre calvaire. Il secouait la tête et murmurait :

— Jésus Marie !

Il devait être catholique.

Un jour, il m’a demandé de renoncer à la saleté. D’accepter le costume bleu. J’étais seul en cellule. Aidan avait été transféré à l’administration pour apprendre la mort de sa sœur, tuée dans un incendie. Habituellement, Popeye se tenait sur le seuil. Cette fois, il est entré. Il est resté au milieu de la pièce, à l’écart des murs souillés. Il a posé ma gamelle sur mon matelas.

— Même les animaux ne vivent pas comme ça.

J’ai répété nos revendications. J’ai scandé nos slogans. Et je m’en suis voulu. Il me parlait en homme, je répondais en automate. Son collègue attendait dans le couloir, Popeye chuchotait à mots prudents. Il m’a dit que tout le monde se fichait de notre crasse, que les Britanniques nous laisseraient comme ça pendant mille ans, s’il le fallait. Il m’a dit qu’à part dans nos quartiers, dans le cercle isolé des républicains irlandais, le monde n’avait pas un regard pour nous.

— Ça fait quatre ans. Quatre ans, tu te rends compte ? Et regarde où vous en êtes. C’est toi qui vis dans la merde, Meehan, pas Margaret Thatcher.

Souvent les matons se foutaient de lui. Alors les prisonniers prenaient sa défense. Certains d’entre nous pensaient que sa compassion était une manœuvre, la tactique du gentil et du méchant gardien. Mais un soir, alors qu’Aidan pleurait sa sœur, Popeye lui a proposé de passer une lettre à sa famille. Il lui a fait promettre que ce ne serait pas politique. Un mot de deuil, le réconfort d’un fils à ses parents. Et Aidan a accepté. Pour les deux hommes, c’était un acte insensé, criminel au regard des règles de la prison. Pour Popeye, c’était une trahison.

Le jeune gars de Strabane s’est isolé, face au mur. D’abord, il a longuement choisi un passage de la Bible, puis il a déchiré la page. Il me l’a lue. « La prière nationale après la défaite », psaume 60. Une adresse de David à Dieu.

« Tu en fis voir de dures à ton peuple,

Tu nous fis boire un vin de vertige… »

Il m’a demandé ce que je pensais de son choix. Je n’ai pas répondu. Oui, a dit Aidan, Dieu nous en faisait voir. Et cette épreuve était pour lui la preuve de sa présence. Ensuite, il a longuement écrit dans les marges. Une écriture minuscule, serrée, celle des prisonniers avant la grève des couvertures, lorsqu’on avait encore des visites. Lorsqu’on racontait nos vies sur des feuilles de papier à cigarettes, pliées à l’infini, jusqu’à obtenir un gravier de la taille d’un ongle. Ces secrets clandestins, enveloppés dans du papier aluminium et du film transparent. Ces messages, cachés dans les joues des hommes, à la place d’un plombage manquant. Ces billets, qui passaient d’une langue à l’autre, dans le parloir au moment du baiser.

Un soir, après le dîner, le gardien est reparti avec nos deux gamelles, et le message enfoui dans un reste de haricots blancs.

Les astronautes repassaient les grilles. Popeye me portait. Il m’enlaçait par la taille. J’avais la main sur son épaule. Je boitais, je bavais ma salive et mon sang. Tout était douloureux. Mes genoux claquaient à chaque pas. Ma peau brûlait, comme dévorée par le soleil et frottée au sable. Tout tournait autour de moi. J’ai trébuché. J’ai attendu un instant que le sol se calme.

Et c’est à cet instant que j’ai vu Robert Sands. Pour la première et la dernière fois de ma vie. Le prisonnier qui criait en gaélique à la nuit tombée, c’était lui. On m’en avait parlé à l’extérieur, avec beaucoup de respect. Il avait vingt-sept ans. Avant les couvertures, il écrivait des articles pour la presse républicaine, des poèmes, il dessinait, il donnait des cours de gaélique. Bobby Sands avait été arrêté dans une voiture, avec quatre óglachs. Il y avait un revolver pour cinq dans le véhicule. Et ce fut quatorze ans de prison.

— Ton chef est mal en point, a murmuré Popeye.

Bobby commandait l’IRA dans le camp. Deux gardiens le ramenaient dans sa cellule. Ils le tenaient chacun sous une aisselle et le traînaient sans précaution.

— Ne regarde pas.

J’ai fermé les yeux. Juste un éclat de lui, recouvert à moitié par sa couverture de lit. Derrière mes paupières closes, j’ai gardé sa peau blanche et les traces de coups. Il avait les bras tombés, les jambes molles. Ses pieds nus glissaient sur le carrelage. Sa tête pendait. Une âme enveloppée dans un linceul rêche.

Dans la cellule, j’ai eu un choc. Le sol était mouillé, tout puait la Javel, l’ammoniaque, le chlore, un mélange de morgue, de chiotte et d’hôpital. Les murs avaient été nettoyés. Ne restait de nous que l’ombre de nos traces. Ils avaient détrempé nos couvertures et nos matelas. Aidan était dans son coin de mur. Couverture mouillée autour de la taille et sur les épaules. Il avait les cheveux plus courts d’un côté et un large trou blanc sur le devant du crâne. Il se frottait les genoux. Je l’ai rejoint dans son angle. De son côté, on voit la lucarne laiteuse du dehors. Il pleuvait. J’avais mal. Ma peau, ma tête. Mon sang battait. Au fond de ma mâchoire, deux dents étaient brisées. Ma langue était une plaie. Aidan avait un œil fermé. Et moi la bouche ouverte. Nous n’avons pas lutté contre le silence. Nous avons attendu la nuit, serrés l’un contre l’autre et sans un mot.

Tiocfaidh ar là !

« Notre jour viendra ! »

Un hurlement dans le couloir. Le dernier d’entre nous regagnait sa cellule. Je m’étais assoupi, adossé au mur. J’ai levé les yeux. Aidan m’interrogeait en silence. Il souriait dans l’obscurité. Les gardiens n’avaient pas encore allumé les lumières. Et puis il s’est levé. Il est allé près de la porte, dans son petit coin, sous le crucifix. Alors je me suis levé. Il a chié sur le sol, j’ai chié dans mes mains. Et nous avons commencé à repeindre notre cachot.

*

Lorsque j’ai quitté Long Kesh, le 7 janvier 1981, j’ai enlacé Aidan. Je l’ai serré comme Jack. Nos barbes, nos cheveux mêlés, nos couvertures souillées, notre fierté. Bobby Sands organisait une grève de la faim pour que nous obtenions le statut de prisonniers politiques. De cellule en cellule, nous avions reformulé nos exigences. Nous en avions cinq, elles étaient misérables. Le droit de porter des vêtements civils, de se réunir librement et de ne pas travailler pour la prison. Nous voulions recevoir une visite, une lettre et un colis par semaine. Nous voulions aussi les remises de peine, perdues à cause de notre protestation.

J’ai demandé à Aidan de ne pas s’inscrire sur la liste des volontaires pour le martyre. Il avait dix-neuf ans, une fillette de deux ans. Condamné à cinq ans de prison à peine, un jour il sortirait. Il prendrait soin d’elle.

Parce que nous savions que cette grève serait mortelle.