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L’année précédente, en octobre 1980, sept prisonniers avaient jeûné pendant deux mois et demi. A la prison d’Armagh, trois femmes avaient cessé de s’alimenter à leur tour. Londres a gagné du temps. Négociant l’arrêt du mouvement, les Britanniques ont promis de revoir le statut carcéral. La grève de la faim a cessé. Mary et les deux Mairead ont accepté de s’alimenter. Comme Tom, Séan, Leo, Tommy et Raymond. Comme Brendan, l’officier de l’IRA commandant le camp, qui avait été remplacé par Bobby Sands. Un mois plus tard, Humphrey Atkins, secrétaire d’Etat à l’Irlande du Nord, reniait sa parole. Les prisonniers républicains restaient des droits-communs.

Bobby avait accepté l’arrêt de ce premier jeûne, c’était à lui de prendre la tête du second. A sa détermination s’ajoutait la souffrance d’avoir été trompé. Il commencerait sa protestation le 1er mars 1981, d’autres le suivraient, un par semaine, et les vivants relèveraient les morts.

Mais pas Aidan. Pas lui. Pas mon Jack. Je ne sais pas pourquoi je lui ai fait promettre. Ici, entre ces murs, je n’avais pas d’ordre à lui donner. Officier dehors, les barbelés et les miradors m’avaient rendu simple soldat. Personne, jamais, ne pourrait demander à Bobby d’arrêter sa grève de la faim. Ni le Conseil de l’Armée républicaine irlandaise, ni tous nos chefs, ni tous nos prêtres, ni toutes les prières de nos femmes dans nos rues, ni sa sœur, ni sa mère, ni les larmes de Gerald, son enfant de sept ans. Et moi, je suppliais ce gamin de vivre. Je lui ai demandé qu’il le fasse pour moi.

— Toi, tu restes vivant, j’ai dit à Aidan Phelan, le menuisier de Strabane.

Il me l’a promis en fils. Et il a tenu parole.

13

Le 8 janvier 1981, à 4 heures du matin, trois blindés Saracen de l’armée, deux Land Rover de la police britannique et une dizaine de soldats ont envahi Dholpur Lane. C’est moi qu’ils venaient chercher, neuf heures après ma libération. Je dormais, Sheila m’a réveillé brusquement. Ils défonçaient notre porte d’entrée au bélier. J’ai couru dans les escaliers, pieds nus et en pyjama.

— Tyrone Meehan ?

Ce n’était pas mon nom. C’était une sommation. Le soldat était au bas des marches, joue collée à la crosse de son fusil. J’ai dit oui de la tête, les mains levées, comme pour la fouille. Un policier m’a pris par les cheveux, un autre par la nuque. La porte était brisée, arrachée de ses gonds. Sheila hurlait.

— Il est sorti hier ! Pour l’amour de Dieu laissez-le ! Il vient de sortir !

Je suis arrivé cassé dans la rue, bras tordus et menton plaqué sur le torse. Le blindé gris était contre notre façade, porte ouverte. Dix pas à peine, de mon seuil à son acier grillagé. Dholpur Lane s’est dressé une nouvelle fois. Le convoi est reparti sous les cris, les pierres et les bouteilles. J’ai été plaqué sur le sol du véhicule, mains liées dans le dos. Un flic m’a enfilé un sac en plastique noir sur la tête. J’ai paniqué. J’ai cru qu’ils allaient m’étouffer. Trois policiers m’ont maintenu avec leurs chaussures, écrasées sur ma nuque, mes jambes et mon dos. J’ai revu Aidan, la cellule, le sol putride, nos murs d’excréments. J’ai eu envie de mourir. Je ne voulais pas retourner en prison.

Un officier s’est agenouillé, sa bouche contre mon oreille. Il puait l’égout.

— Alors Paddy ! C’était bien la liberté ? Un peu trop long peut-être non ? Tu es sorti il y a quoi ? Dix, douze heures ?

Je n’ai pas répondu.

Depuis le passage de la frontière, en 1941, avec maman et oncle Lawrence, je savais si je pouvais défier ou s’il me fallait baisser la tête. Un jour qu’il s’était fait menacer par une patrouille, mon frère Séanna a placé les bras devant son visage, grimaçant comme un paysan qui craint le bâton de son maître. Les soldats ont ri. Il avait un revolver sur lui et deux grenades.

— L’ennemi nous sous-estime, c’est sa faiblesse, disait-il.

Lorsqu’il croisait les paras britanniques, il jouait souvent l’attardé. Il boitait lourdement, sortait ses lèvres, galochait son menton, écarquillait les yeux, donnait à son visage l’air prognathe des caricatures d’Irlandais publiées dans la presse anglaise. Il le faisait pour moi, le regard en coin. Et il y avait toujours un soldat pour dire aux autres : « Ah ! Celui-là, il est parfait ! »

Nous n’allions pas au centre de rétention de Castlereagh. Le trajet pour l’interrogatoire était trop long. Je ne retournais pas non plus à Long Kesh. Ce n’était pas l’autoroute mais des chemins en lacet. Ma joue droite était écrasée sur le sol. Aucun projectile sur la carapace, ni brique ni motte de terre. Pas d’accélération brusque pour semer des nuées d’enfants hostiles. Nous étions en zone protestante.

Je suis descendu de la Land Rover à l’aveugle, le sac sur mon visage. Des mains me soutenaient, mais n’ordonnaient pas. Des voix d’hommes, de femmes. Une porte, une autre. Pas de grille, pas de verrou qui claque, aucune clef non plus, un couloir d’hommes libres. J’ai senti le son clos d’une petite pièce. La cellule m’avait enseigné le bruit de cet espace. Une chaise contre mes mollets. Un geste sur mon épaule. Une chaleur de radiateur. Je me suis assis.

Lorsqu’ils ont libéré mes poignets et enlevé la cagoule, j’ai gardé un instant les yeux mi-clos. Le néon était gênant. Sur les murs, une peinture écaillée d’hôpital, l’affiche du film Les Oiseaux, d’Alfred Hitchcock. La fenêtre était grillagée. Elle donnait sur des bâtiments inconnus. La pluie se pressait contre les vitres.

— Un thé ?

J’étais face à une large table et ils étaient trois. Aucun uniforme, des civils. J’ai eu un geste de recul. J’avais d’abord pensé à des loyalistes leur accent était anglais.

— Un café, peut-être ?

Celui qui parlait enlevait son anorak sans me quitter des yeux. Il était très roux, avec une moustache en broussaille, l’œil gauche enfoncé dans l’orbite. Le deuxième était très mince. Le troisième avait les cheveux blancs. Il regardait par la fenêtre. Il observait mon reflet dans la vitre. Nos regards se sont croisés.

— Pourquoi suis-je là ?

L’ennemi ne m’avait habitué ni à la chaise ni à la chaleur. Je savais comment protéger ma tête des coups, comment survivre à la prison, comment résister aux insultes et aux cris. Je savais contenir leur force, pas leur calme. Le maigre m’a tendu une tasse de thé. Il guettait ma réaction. J’ai bu, sans un regard pour la reine qui souriait sur la faïence bleue.

— Nous savons tout de toi. Maintenant, c’est à nous de te donner des informations.

L’homme à la fenêtre s’est retourné. Il s’est assis sur le rebord de la table.

— Moi, c’est Stephen Petrie, agent du MI-5, le contre-espionnage britannique.

Je me suis levé.

— Je ne veux rien savoir !

Il a souri.

— Assieds-toi, Tyrone, tout va bien.

Il a désigné le serveur de thé.

— Je te présente Willie Wallis, de la Special Branch.

L’autre a légèrement hoché la tête.

— Et puis Frank Congreve, officier de la Royal Ulster Constabulary.

Même geste poli du roux.

— Mais pour faire simple, tu pourras nous appeler « l’agent », « l’espion » et « le flic ». Ou le « RUC » si tu veux être courtois.

J’étais resté debout.

— Je n’ai aucune raison de vous connaître ou de vous appeler. Si vous n’avez rien à me reprocher, laissez-moi partir.

Je ne m’attendais pas à être aussi calme. Ils n’avaient pas peur de moi, je n’avais pas peur d’eux. Je les sentais de volonté égale. L’agent du MI-5 a pris place à ma gauche, sur une chaise vide. C’est lui qui parlait.

— Je vais te raconter une belle histoire, Tyrone.

J’ai croisé les bras.

— Vos enfants aiment les belles histoires, non ? Les fées, les lutins, tous ces trucs…