Выбрать главу

*

Avec nous, un autre couple avait gagné le voyage en France. Franck et Margaret habitaient Larne, un port du comté Antrim.

— Protestants, certainement loyalistes mais délicieux, avait dit Sheila.

Dans l’avion pour Londres, nous avons voyagé ensemble. Et aussi sur le vol pour Paris. Sheila était près du hublot. Margaret aussi, juste devant nous. Depuis le décollage, elle était accoudée sur son dossier de siège pour parler à ma femme. Elle disait trois mots, racontait une histoire, se rasseyait, et réapparaissait avec le sourire aux lèvres.

— Elle a un charmant petit accent anglais, souriait Sheila.

Elle était tellement heureuse que plus rien ne comptait. Par le hublot, nous avions vu disparaître notre ville, nos rues tristes, le port Harland and Wolff, nos champs détrempés, les murets de pierre, puis la mer tout en grand. Elle croyait me donner la main, mais c’est moi qui serrais la sienne. Nous prenions l’avion pour la première fois. Margaret lui avait donné un bonbon pour le décollage.

— Alors, c’est deux jeunes de Belfast qui sont en voyage de noces à Paris. Une nuit, ils marchent sur les Champs-Elysées quand, tout à coup, surgissent quatre voitures de police, trois camions de pompiers et deux ambulances, toutes sirènes hurlantes. Le mari prend alors sa jeune femme par la main et lui dit : « Tu entends ma chérie, ils jouent notre chanson… »

Sheila a ri. Il y avait tellement longtemps que je ne l’avais pas vue rire.

— Si elle vous dérange, n’hésitez pas à lui dire, a glissé son mari roux. C’est comme ça que je fonctionne depuis vingt ans.

— Pas du tout, votre femme est adorable, a répondu Sheila.

Hors notre rue, tout était adorable pour elle. Le sandwich à bord était l’un des meilleurs de sa vie. Au thon et à la mayonnaise, absolument banal. Comme nous allions en France, elle a bu du vin blanc dans une petite bouteille en plastique. Tellement délicieux qu’elle voulait la garder vide en souvenir.

— Appelez-moi Maggie, a proposé notre compagne de voyage.

Nous étions le jeudi 2 avril 1981. Depuis trente-trois jours, Thatcher laissait mourir Bobby Sands.

— Je vais avoir un peu de mal, a souri Sheila.

L’autre a pris les mains de ma femme dans les siennes.

— Mon Dieu, où avais-je la tête ? Veuillez me pardonner !

Adorable, vraiment. Il a d’ailleurs été convenu que nous ne parlerions pas de politique pendant tout le voyage, pas de religion non plus. Tiens, ils viendraient même avec nous visiter Notre-Dame. Margaret parlait fort. Elle disait à Sheila qu’il leur faudrait organiser une soirée entre femmes. Rien qu’elles. Elle lui a demandé si elle aimait l’opéra. Sheila a souri. Oui, peut-être, elle ne savait pas.

Lorsqu’elle a appris qu’elle avait gagné ce concours, Margaret a téléphoné à sa tante, qui vit dans la banlieue parisienne. Elle voulait savoir ce qui se donnait le 4 avril à l’Opéra Garnier. Et c’était Arabella, de Richard Strauss. Une comédie lyrique qu’elle avait vu jouer en Allemagne, pendant sa lune de miel. Au dernier acte, Arabella apporte un verre d’eau à l’homme qu’elle aime. C’est comme ça qu’on fait sa demande, en Croatie. Pendant des semaines, Margaret a apporté un verre d’eau à Franckie, son mari. Le matin, le soir, c’était un jeu à eux. Lorsqu’elle a su que la comédie se jouait à Paris, elle a demandé à sa tante de prendre deux tickets, mais Franckie a répondu qu’il n’allait pas à Paris pour s’enfermer dans un cinéma.

— Un opéra, avait rectifié Margaret.

Il avait grogné quelques mots. C’était non. Alors si Tyrone le permettait, et si Sheila voulait bien, toutes les deux, peut-être ? Pendant que ces messieurs iraient s’aérer à Pigalle ou dans un bar de nuit ? Sheila a levé le pouce. Oui ! Evidemment ! Ecouter de la musique, voir de beaux costumes, des décors, des lumières, oublier deux heures les briques et la peur.

Franckie a fêté ça. Il échappait à l’Opéra et nous aurions nous aussi quelques heures entre garçons. Il a acheté des bières pour tout le monde. L’hôtesse de l’air lui a rendu sa monnaie en francs. Il a regardé une pièce blanche, brillante, et l’a tendue à Sheila en souriant.

— Vous allez vous sentir chez vous, à Paris.

Sheila n’a pas compris tout de suite. Elle a pris la pièce.

République française

— Gardez-la. C’est un petit cadeau de paix, a chuchoté le flic roux.

Sheila a enlevé sa ceinture. Elle s’est levée pour l’embrasser sur la joue.

— A ce prix-là, je vous offre un billet de dix francs !

Puis il a éclaté de rire, comme Margaret, comme Sheila.

J’avais le ventre noué. La grande loterie des magasins Sanderson était une imposture, un plan guerrier, un leurre. Aucune grande surface ne serait jamais construite dans notre ghetto. Des centaines de faux coupons avaient été imprimés par les Britanniques, mais ils n’ont jamais été dépouillés. Seuls Tyrone et Sheila Meehan devaient emporter le premier prix.

L’avion qui volait vers Paris avait à son bord un policier nord-irlandais, une inspectrice de la Special Branch, un futur traître et une brave femme. C’était une idée du MI-5. Et j’avais accepté. Lorsque je suis arrivé à la maison, quand j’ai déposé le bulletin-réponse près du téléphone, je trahissais Sheila pour la première fois.

Samedi, pendant que les deux filles iraient à l’Opéra, je deviendrais un agent britannique. J’avais l’impression que l’avion entier avait été affrété par les services secrets. Je voyais des espions partout, des soldats partout, des traîtres derrière chaque lecteur de journal.

— Notre premier vrai contact aura lieu à Paris. C’est plus sûr, plus anonyme. Et cela vous fera des vacances, avait dit l’agent du MI-5.

Il m’a aussi expliqué que j’aurais à y revenir de temps en temps.

— Tyrone ?

La main de ma femme sur mon bras. Elle me montrait le sol, derrière les trouées de nuages. Elle avait les larmes aux yeux. L’avion virait au-dessus de Paris. La ville vibrait sous l’aile. J’ai attaché ma ceinture. J’ai croisé son regard. Elle m’interrogeait silencieusement.

— Quelque chose ne va pas, petit homme ?

J’ai souri. J’ai hoché la tête.

— Tout va bien, grande femme.

Nos yeux, l’un dans l’autre. Elle a approché ses lèvres de mon oreille. Un murmure.

— Je t’aime.

Et j’ai dit moi aussi.

*

Les Britanniques avaient choisi de nous perdre dans la foule. Ils savaient que Paris manifestait, ce 4 avril 1981. Nous sommes entrés dans le bruyant cortège. Cela ne ressemblait pas à nos marches. Pas d’enfants, pas de couronnes mortuaires, pas de soldats non plus. Il y avait des ballons, des sifflets, des chansons. Certains hommes portaient des chapeaux de filles, et des femmes avaient passé des cravates de garçon. Je n’étais pas très à l’aise, mais pas gêné non plus. Avec ma casquette, mon pantalon trop court, ma veste de tweed et mon anorak matelassé, je ne ressemblais simplement pas à cette ville.

Le flic roux était à ma gauche, l’agent du MI-5 à ma droite. Nous parlions normalement, notre langue étrangère protégée par le vacarme. Il faisait beau. Mes deux ennemis portaient des lunettes de soleil.

— Tu n’es pas en mesure de négocier, Tyrone. Mais nous avons examiné tes requêtes.

C’est l’homme du MI-5 qui parlait.

— Personne ne devient un bon agent par le chantage ou la contrainte. Ceux que l’on menace craquent au bout de deux renseignements. Nous voulons établir un autre rapport avec toi.

— On veut que tu y trouves ton compte, a ajouté le flic.

— Mon compte ?

J’ai haussé les épaules. Un garçon jouait de la trompette en marchant.

— Ton compte, oui. Je ne dirais pas du plaisir, mais un peu de satisfaction.

— Ta collaboration n’entraînera ni arrestation, ni victime. Tes informations serviront à sauver des vies, pas à en gâcher d’autres.

— C’est une promesse ?

Le flic m’a regardé.

— Je m’y engage.

Sur le trottoir, deux jeunes gens m’ont adressé un baiser en riant. J’ai baissé ma casquette sur mes yeux.

— Désormais, je serai « Walder ». Ce sera mon nom de code. Le seul que tu emploieras, a dit l’agent.

Il m’a regardé en coin.

— Répète.

— Walder.

— Je suis de Liverpool. Je suis arrivé à Belfast il y a quelques mois. Je ne connais personne dans les quartiers et personne ne me connaît. C’est une garantie. Mon anonymat te protégera.

La foule devenait de plus en plus dense.

— S’il m’arrivait quelque chose, ton contact serait « Dominik ».

— Dominik ?

Walder a désigné le flic roux.

— Franckie, dont tu vas oublier le prénom.

J’étais sidéré. Anesthésié. Docile. Perdu dans Paris, au milieu de banderoles incompréhensibles et de rires aux éclats. J’étais en train de trahir. J’étais un brathadóirí. Un mouchard, en gaélique. Tout se mettait en place. J’avais imaginé cet instant dans une pièce silencieuse aux murs gris et j’étais submergé de couleurs.

— Toi, Tyrone, tu seras « Tenor ».

— Comme un chanteur ?

— Comme un chanteur.

— Walder et Dominik sont aussi des personnages d’Arabella, que nos femmes vont voir ce soir, a lâché le flic.

— Ta femme ?

— Il y a mission plus difficile. Mais on fait lit à part.

J’ai ri. Pour la première fois depuis ma fausse arrestation. J’ai ri vraiment, un hoquet brusque. L’agent et le flic se sont regardés. J’ai surpris ce regard. Ils étaient soulagés. J’étais au fond du piège. Un trou immense aux parois lisses. Plus rien ne me ferait jamais remonter en surface. Ils m’avaient pris. J’étais à eux et ils le savaient. Walder m’a donné une bourrade du coude. Tout à l’heure, nous irions boire une bière et parler d’autre chose.

Lorsque nous sommes arrivés sur l’esplanade face au musée de Beaubourg, je savais tout. J’avais deux numéros de téléphone à retenir. C’était à moi de contacter Walder. Aucune information par téléphone, jamais. Simplement dire « Tenor », un code qui signifiait rendez-vous le lendemain à l’heure de cet appel. Il y avait deux lieux de rencontre, un par numéro. D’abord, le petit cimetière de la rue Clifton, dans le nord de Belfast. Pour un catholique, le quartier n’est pas très fréquentable mais l’endroit est calme, avec deux entrées. L’agent du MI-5 a eu l’idée du lieu en étudiant mon emploi du temps. En juillet, chaque année depuis dix ans, je prenais la parole pour commémorer la mort d’Henry Joy McCracken, un presbytérien, membre fondateur de la Société des Irlandais unis, avec Wolfe Tone et Robert Emmet. Je me déplaçais dans toute l’Irlande pour honorer sa mémoire. Une année à Dublin, l’autre à Cork, Limerick ou Belfast, devant des foules ou de maigres assemblées. Peu importait, mon devoir était que son nom soit prononcé devant les jeunes générations. Et rappeler que des pères fondateurs de la République irlandaise étaient protestants.

La justice britannique lui avait proposé la vie s’il témoignait contre d’autres rebelles irlandais, mais il avait refusé. C’est pour ça qu’il avait été pendu, le 17 juillet 1798, puis enterré au cimetière de Clifton. Je me rendais souvent sur sa tombe pour converser avec lui. J’y allais seul. Je lui parlais de Tom Willams, enterré comme un indigent à la prison de Crumlin. Je lui racontais Danny Finley. Je lui demandais conseil. Aidé par le murmure du vent, Henry Joy McCracken me répondait.

Ma présence dans ce cimetière n’étonnerait personne. Contre le mur, dissimulé par un angle de maison, il y avait un abri. C’est là que nous nous retrouverions. Un traître, sur la tombe d’un homme mort de n’avoir pas parlé.

Le deuxième lieu de rendez-vous était la poste du centre-ville. Plus exposée, mais plus anonyme. Entrer dans une poste n’est pas un acte suspect. Le cimetière servirait à échanger des informations. La poste, à remettre des documents sans un mot.

Et il y aurait Paris, aussi. Où je viendrais respirer un peu. Où je serais en sécurité pour parler de tout et de rien.

— C’est quoi, de tout et de rien ?

— De politique, a répondu Walder.

— De politique ?

— Des tuyaux sur ton parti, vos dissensions, vos décisions. Un décryptage, si tu veux.

— Je ne veux rien.

Il a eu un petit geste entendu.

— A Paris, ce sera vous ?

— Non, tu verras « Honoré ».

— Honoré ?

— Notre ambassade est rue du Faubourg-Saint-Honoré.

— Et je suis sûr que tu vas aimer ce gars-là, m’a dit le flic.

En cas d’urgence ou de gravité extrême, je devais rentrer chez moi, dire « Tenor est enroué » et attendre l’arrestation. Il était aussi convenu que je serais interpellé régulièrement, comme l’étaient les hommes de nos quartiers. Gardé pendant sept jours, comme le prévoient les « lois spéciales », j’aurais le temps de souffler, de faire le point et je serais relâché sans éveiller le soupçon.

Brusquement, je me suis raidi. Devant moi, deux jeunes filles s’embrassaient sur la bouche. Je n’avais jamais vu ça. Personne ne les regardait. Elles étaient dans les bras l’une de l’autre, et elles s’embrassaient.

— C’est une marche gay, a souri Walder.

— Gay ?

J’ai regardé autour de moi. Des hommes main dans la main, des filles poings levés, des slogans inconnus. En passant, une gamine a collé un triangle rose sur mon anorak.

— Ravissant, a souri le roux.

J’ai arraché l’autocollant. J’ai hésité. Et puis je l’ai remis.

— Tu ne veux pas enlever ça, quand même ? a demandé Walder, en début de nuit, alors que nous finissions une bière en terrasse.

Le roux a grogné.

— Ça n’a pas de sens.

La marche était terminée depuis longtemps. Les deux semblaient gênés par les regards. Alors j’ai dit non. Comme ça, sans agressivité, sans narguer personne. Je me foutais de ce triangle, mais il leur disait que je n’étais pas à terre.

— A nos femmes, nos petites amies et puissent-elles ne jamais se rencontrer ! a dit Walder en levant son verre de bière.

— A Sheila, j’ai répondu.

Le soir, je l’ai retrouvée à l’hôtel. Elle avait passé un après-midi merveilleux. Je lui ai raconté le baiser des deux femmes. Elle s’est signée en riant. Et puis elle m’a fait asseoir dans le fauteuil. Elle est entrée dans la salle de bains. Elle en est ressortie, un verre d’eau à la main. Et elle me l’a tendu.