— Tu me connais, Tyrone. Je maîtrise mieux la poudre que le pistolet.
— Explique ta présence ici alors ?
J’avais repris le ton du chef.
— Le mode opératoire n’était pas arrêté. On avait d’abord pensé à piéger sa voiture, mais comme il l’inspecte chaque matin…
J’ai coupé Jim, main levée. Je me suis imaginé le flic roux et l’agent du MI-5 témoins de la scène. C’est la première fois que mon imagination les convoquait.
Voix tranchante.
— Mickey ? La prochaine fois, tu règles ça avant. C’est un briefing militaire, pas un débat public.
Mickey a hoché la tête. Bien reçu. Jim s’est levé.
— Moins on en sait…, a-t-il dit en quittant la pièce.
Jim O’Leary était artificier. « Mallory », comme on l’appelait dans le Mouvement. C’était un militaire, pas un politique. Il estimait qu’en toute circonstance, le fusil devait commander au parti. Il était contre les tractations, les négociations, le compromis. « Brits out ! » Les Britanniques dehors ! Comme mon père, ces deux mots lui tenaient lieu de programme. Il ne rêvait pas de paix irlandaise mais de débâcle anglaise. Les combattre, les mettre en déroute, les humilier et ensuite, seulement, négocier leur défaite.
Mallory était un technicien. Secret, patient, travailleur, il passait des jours et des semaines à mettre au point des explosifs de plus en plus performants. Il travaillait à la commande, piégeait les voitures, les paillassons, les lettres. Une mine, destinée au passage de blindés à la campagne, n’était pas conçue comme une bombe déposée en ville, sur le trajet d’une patrouille à pied. Les bidons de lait qui dormaient sur le bord des routes étaient une menace pour l’ennemi. Les poteaux électriques de Belfast, les compteurs à gaz à hauteur de jambes, le moindre interstice dans un mur. Les Britanniques arrachaient nos drapeaux ? Il en piégeait le mât.
Jim O’Leary se méfiait des explosifs militaires qui venaient de Hongrie ou de Tchécoslovaquie. C’était un paysan. Il préférait le rude de nos campagnes. Un grand sac de désherbant, du sucre, de l’acide, un peu de terre d’Irlande, du savon en paillettes pour infecter les plaies, des boulons, des clous et l’affaire était faite.
Il n’avait pas d’états d’âme. Pas de regrets, jamais. Mais un principe dicté par notre commandement : pas de victimes civiles. L’IRA donnait une demi-heure d’avertissement avant l’explosion d’une bombe. Mais parfois, cela ne suffisait pas. Et il pouvait y avoir des victimes. J’étais avec lui, un jour, dans un pub républicain. Une passante venait d’être tuée en pleine rue par l’un de nos engins. La télévision passait les images en boucle. L’IRA avait averti la police, mais celle-ci n’avait pas évacué la rue.
— Saloperie de Brits ! a meuglé un jeune type, en reposant son verre.
— C’est la bombe qui l’a tuée, pas les Brits, a lancé Mallory.
Le jeune n’était pas du quartier. Il faisait le bruit que font ceux qui veulent s’y faire admettre.
— Sans les Brits, il n’y aurait pas eu de bombe, connard ! a répliqué le jeune.
— Faux. Sans le poseur de bombe, il n’y aurait pas eu de bombe.
— L’IRA n’aime pas qu’on lui chauffe les oreilles ! a encore dit l’inconnu.
Il est descendu de son tabouret. Il voulait que Jim s’explique. Il n’a pas fait dix mètres. Deux gars de chez nous l’ont arrêté. L’un l’a pris par la nuque, l’a fait se rasseoir. Et l’autre lui a parlé à l’oreille, désignant Mallory d’un geste du menton. Jim buvait tranquillement, les yeux dans ceux du jeune homme. Le gamin apprenait qui il avait en face. Il devenait craie, bouche ouverte. Un grand corps sidéré.
Lorsque l’opération était risquée pour les civils, Jim restait jusque après l’explosion. Une fois, il avait annulé une mise à feu à cause d’un mariage. La patrouille et les mariés sont passés à quelques mètres de sa bombe télécommandée, les soldats enveloppés dans le cortège rieur des robes longues et des vestons. Une autre fois, avec une femme de l’IRA, il est retourné chercher sa bombe, au premier étage d’un pub protestant, où devaient se réunir des dirigeants loyalistes. Leur meeting avait été annulé. Il a récupéré le paquet de Semtex, caché dans les toilettes. Et s’est fait arrêter sur le trottoir. Onze ans de prison.
— Tu es un tueur, Jim O’Leary ! a dit le prêtre, le jour de son mariage.
— Occupe-toi de ma messe, je m’occupe de ton pays, avait-il répondu.
Depuis ce jour, en soutien à son homme, Cathy n’avait plus jamais communié.
*
Lorsque Fionna Phelan est montée dans le bus, je l’ai suivie. Elle s’est installée au fond, j’ai pris place à côté d’elle. Elle a été surprise. Le véhicule était presque vide. Elle a serré son sac sur ses genoux. J’ai tendu la main.
— Tyrone Meehan, j’étais avec Aidan en cellule à Long Kesh.
Son visage a changé. Son sang est revenu, son sourire aussi. Elle a pris mes mains comme celles de son fils.
— Tyrone Meehan ? Vous m’avez fait peur, je suis désolée.
Elle m’a regardé mieux.
— Que faites-vous à Strabane ?
Elle voulait que je vienne chez elle, voir son fils, son mari. Elle était émue comme lors d’un rendez-vous galant. Je devais rentrer le soir même à Belfast. Je descendrais au prochain arrêt.
— Ne parlez de moi à personne.
— Même pas à mon mari ?
— Même pas, non. A personne. J’en suis désolé.
Elle était inquiète. L’alarme des femmes d’ici.
— Que se passe-t-il ?
Ses mains dans les miennes.
— Rien. Tout va bien. Je voulais juste savoir si vous aviez bien reçu un message de votre fils, à la fin de l’année dernière.
Elle m’a regardée, étonnée. Un message ? Le message ! Le seul et à jamais. Elle a ouvert son sac, son portefeuille rouge. Avec précaution, elle a sorti le mot de son fils, protégé dans une enveloppe en plastique. Elle a souri tristement.
— Déchirer la Bible, quand même… Ça ne se fait pas.
Comment le mot lui était-il parvenu ? Autour de Noël, un homme a sonné à la grille, elle a regardé par la fenêtre. Il était dehors, un petit objet à la main. Il lui a fait signe, et l’a jeté par-dessus le portail. Alors elle a hurlé.
— Mon fils est sorti en courant, mon mari derrière lui. J’ai cru que c’était un loyaliste, une bombe. Le type s’enfuyait dans la rue.
Dans l’herbe, il y avait un petit phoque argenté en porte-clefs, avec une fermeture Éclair sur le ventre. Son fils l’a retourné avec le tisonnier. Puis il s’est baissé, il a pris la peluche et il l’a ouverte.
— Lorsque le papier est tombé dans sa main, il a serré son poing pour le faire disparaître. Et puis il a jeté des regards inquiets dans la rue.
Il avait passé huit ans à la prison de Crumlin. Il a eu un cri de joie en reconnaissant le billet argenté.
— Il a fermé la porte, mis le verrou, la chaîne, tiré les rideaux. Puis il m’a demandé de tendre la main.
— Des nouvelles de notre Aidan, a dit mon fils. Et cet imbécile riait de me voir pleurer.
Et l’homme, celui qui a jeté la peluche, l’avait-elle vu ?
— Oui. Très bien, grâce au réverbère. Il était petit, pas si jeune et chauve. Je me souviens même m’être dit que s’il nous voulait du mal, il se serait caché sous une casquette.
Popeye avait tenu parole.
*
— Meehan ?
— Ne parle pas, Popeye, ne me demande rien. L’IRA va te tuer jeudi.
— Qu’est-ce que tu racontes, Meehan ?
Il répétait mon nom comme s’il annonçait un événement stupéfiant.
Je savais qu’il serait là, à la kermesse du club canin des Docks de Belfast. Popeye avait un fox-terrier marron et blanc. L’IRA avait envisagé l’opération ici même. Piéger sa voiture à la Fountain’s Tavern, mais la foule était trop dense. Il y avait des femmes, des enfants, des chiens. Abattre Ray Gleeson en route pour la prison, c’était tuer un gardien. L’éliminer ici, c’était assassiner le maître de Taffy. Jim O’Leary avait déclaré forfait.