Et puis j’ai regardé ses lèvres, leur mobilité extrême, cette façon particulière qu’ont les Français de mâcher largement leurs mots. Il parlait bouche ouverte, comme les gens sans secrets.
Je l’ai revu le lendemain, pour la marche de Pâques. Je faisais aligner les Fianna dans la rue lorsque j’ai croisé son regard. Il pleurait. Il regardait la foule, nos femmes, nos enfants et nos hommes en pleurant. Pas comme pleure un enfant ou un être blessé, mais silencieusement, profitant de la pluie pour déguiser ses larmes. Lorsque les anciens prisonniers se sont rangés sur trois rangs par centaines, et les veuves porteuses de couronnes, et leurs enfants habillés en dimanche, il s’est retourné face au mur. Le petit Français n’était pas comme les autres visiteurs. Il n’observait pas notre souffrance, il la partageait.
Il faisait froid. Nous nous sommes mis en route, et il nous a suivis. Un parent dans notre sillage. Un peu plus tôt, je l’avais appelé « fils » pour la première fois. Je l’avais placé au coin de Divis, en lui promettant une surprise. C’était l’IRA, ma surprise. Plusieurs dizaines de combattants en uniforme de parade, avec bérets noirs et baudriers blancs. J’ai regardé mes hommes avec ses yeux. J’en ai eu le frisson. Il était arrivé la veille, et il se retrouvait plongé dans la guerre. Les hélicoptères, les blindés, nos drapeaux, nos fifres, nos tambours. Que voyait-il ? Des soldats de l’ombre, des enfants sans pères, des femmes sans plus rien. Tristes et las, nous étions une humanité sombre. Avec la pauvreté, la dignité, la mort, ces compagnes de silence. Comme lui, j’ai effleuré les manteaux fatigués, les chaussures boueuses. Comme lui, les cheveux de pluie, les visages harassés. J’ai croisé mon ombre maussade dans un reflet de vitre. Je ne pouvais rien renier de ce peuple. Il était fait de moi, j’étais pétri de lui. Et Antoine restait bouche ouverte. J’étais ému, et j’étais fier aussi. Mon pays lui offrait ce cadeau.
Ce dimanche d’avril a été la première et la dernière fois que j’ai vu Antoine pleurer. Bien plus tard, des années après, je lui ai demandé pourquoi. Il m’a simplement répondu que les larmes avaient été sa façon de nous applaudir.
*
En sortant de Long Kesh, j’ai appris qu’Antoine avait été utilisé par l’IRA. Révolté par mon arrestation, par mon procès, par ma condamnation, écœuré par les grèves de l’hygiène, il avait supplié Jim O’Leary de lui trouver une tâche, un rôle, un petit rien qui pourrait nous aider.
La guerre d’Irlande est l’affaire des Irlandais. Je me suis toujours méfié des étrangers qui voulaient se battre à nos côtés. Expliquer la situation dans leur propre pays, organiser des meetings, tenir des conférences de presse, rassembler des manifestations ? Oui, bien sûr, mille fois. Mais je n’ai jamais envisagé de leur confier une seule de nos cartouches.
— Nous crevons de cela, me disait Jim. Connolly nous a enseigné l’internationalisme, pas le culte des frontières !
— L’IRA n’est pas une armée de mercenaires ! je lui répondais.
Il éclatait de rire.
— Mercenaires, Tyrone ? Mais quels mercenaires ? Quand ton père voulait se battre pour la République espagnole, c’était un mercenaire ?
Il m’énervait. Il avait raison, tort, cela dépendait de mon humeur. Je ne voulais pas qu’un étranger meure dans notre guerre, ou soit fait prisonnier. C’était tout. J’imaginais la propagande britannique, la presse, les unionistes. L’IRA ? Un ramassis de Français, d’Américains ou d’Allemands en mal de révolution. L’IRA ? La nouvelle attraction des gauchistes occidentaux. Réveillez-vous, Irlandais ! Voyez qui se bat sur votre sol en votre nom !
Jim se moquait de moi. Il me trouvait nationaliste étroit. Un jour, il m’a demandé si j’étais seulement sorti d’Irlande. Si j’avais traversé la mer. Si j’avais entendu une seule langue étrangère dans ma vie, si j’avais croisé un seul regard d’ailleurs. Si j’avais la moindre idée de ce qu’était Rome ou Bruxelles. Si j’avais seulement tourné au coin de ma rue. Il touchait juste. Je n’avais pas encore trahi Belfast pour Paris. Nous étions au Thomas Ashe, nous commandions les bières pour nos tables. C’était avant que le mouchard ne me dénonce. Antoine était là, qui nous écoutait sans parler. Ils se sont jeté un bref regard amusé. Je me suis dit que ces deux-là étaient en train de préparer un mauvais coup. Et j’avais raison.
Le petit Français a profité de mes treize mois sous les couvertures pour me défier. Jim lui a fait discrètement rencontrer un officier des affaires internationales. Antoine était luthier, parisien, probablement inconnu des services britanniques. Bien sûr, il arpentait nos rues et buvait dans nos clubs, mais comme tant et tant d’autres. Il jouait du violon, c’était son arme à lui. Pour la police, il devait être un idéaliste en mal d’harmonies.
Jim s’est renseigné. Antoine vivait dans une rue tranquille, qui donnait sur le boulevard des Batignolles, le quartier des luthiers. Il avait une chambre de service inoccupée. Il lui a donné la clef, avec un porte-clefs en ancre de marine. C’est devenu une cache, avec une cour intérieure et un simple muret pour rejoindre l’immeuble voisin. Trois stations de métro à égale distance, Rome, Liège, Europe. Une situation idéale et paisible. Plusieurs des nôtres se sont succédé sous ce toit de Paris. John McAnulty, Mary Devaney et Paddy Best. Aucun d’eux n’a jamais rencontré Antoine.
Il a aussi transporté de l’argent, pour une unité de passage. Et de l’argent encore, pour des combattants en route pour la Hongrie. Deux fois, il a loué des voitures avec de faux papiers français. Il a caché des gilets pare-balles dans son atelier. Il a servi de traducteur. Il a accompagné un officier de l’IRA en train de nuit, de Paris à Bilbao. Il ne posait aucune question. Il avait nos raisons pour conscience et notre souffrance pour certitude.
Lorsque j’ai appris qu’Antoine avait aidé l’IRA, je suis allé voir Jim. L’échange a été vif et bref. J’étais son chef. J’ai exigé les noms, les lieux, les dates, les faits. Le Français devait être laissé en dehors de tout ça.
Le samedi suivant, j’ai conduit le petit Français dans une pièce du Thomas Ashe, un coin à nous, derrière le bar. Un homme a gardé la porte. Antoine s’est assis. Je suis resté debout. J’ai jeté sa clef sur la table. L’ancre de marine.
— C’est quoi, ça ?
Il m’a regardé, stupéfait
— Les clefs de chez moi.
— Tu les as confiées à qui ?
Il a baissé les yeux.
— A qui, fils ?
Il a secoué la tête. Il ne connaissait pas leurs noms.
Je me suis penché sur la table. Je chuchotais. Les clameurs de la salle nous venaient par vagues. Sur scène, le groupe jouait Oh ! Danny Boy.
— Tu n’es pas irlandais, Antoine.
Je lui ai dit cela doucement, comme on annonce une mauvaise nouvelle.
— Tu serais quoi si tu n’étais pas irlandais, avait demandé le patron du Mullin’s.
— Je serais honteux, lui avait répondu mon père.
Je me suis adossé au mur, en lui disant qu’il était Antoine le luthier, pas Tom Williams, pas Danny Finley. Il était un ami de l’Irlande, un camarade, un frère, mais aussi un passant. Pas d’ancêtre mort pendant la Grande Famine, de grand-père pendu par les Anglais, de frère tombé en service actif ou de sœur emprisonnée. Je lui ai dit qu’en se faisant plaisir, il mettait des gens en danger. Plaisir ? Il a protesté d’un geste.
— On ne joue pas à la guerre, on la fait, fils.