La première fois que j’ai vu Honoré, il était en costume d’ambassade mais à Paris, avec moi, il préférait le jean, le col roulé et les chaussures de sport.
Au début, l’agent britannique me demandait des choses sans importance. Je pense qu’il faisait ses gammes. Ce que préparait l’IRA ne l’intéressait pas.
— C’est ce qu’elle pense, que je veux savoir.
Ce que pensait l’IRA ? Il voulait comprendre qui commandait chez nous, les politiques ou les militaires. S’il y avait des dissensions à ce sujet et qui les incarnait. Il me posait des questions sur l’actualité irlandaise. Au dernier congrès de Sinn Féin, la foule avait ovationné tel orateur et pratiquement déserté la salle lorsque tel autre était monté à la tribune. Pourquoi ? Et quelle incidence sur la stratégie du mouvement ? Tout cela me semblait bien anodin. Mais sa façon de noter me rappelait qui il était. Il écrivait en me regardant sans cesse. Jamais il n’a baissé les yeux sur son carnet. Il dessinait ses lettres au jugé, assemblait ses phrases d’instinct. Mes yeux, ses yeux, le fil. Il avait peur de le briser ou de le perdre. Il savait que le regardant, j’oubliais presque qu’il était en train d’écrire. De temps en temps, Honoré hochait la tête, clignait les yeux, m’offrait un éclat de compréhension. Quand j’hésitais, il m’encourageait d’un froncement de sourcils. Deux amis qui conversent. Le plus âgé semblant captiver le plus jeune. Jamais, de toute ma vie, on ne m’avait écouté comme ça.
C’est difficile à écrire, à dire, à comprendre, mais j’ai pris peu à peu goût à cet échange. Mes mots ne tuaient personne, ne faisaient souffrir personne, n’envoyaient personne en prison.
— Je suis sûr que tu vas aimer Honoré, m’avait dit Walder.
Et j’avais eu un geste d’indifférence.
Parfois même, il m’amusait.
— Tu ne trouves pas que baptiser un parti « Sinn Féin », c’est excluant pour les protestants, m’avait-il dit un jour.
— Excluant ?
— S’appeler « nous seuls », oui, c’est excluant !
J’ai souri.
— « Nous-mêmes », Honoré. Le mot Sinn Féin veut dire « nous-mêmes » en gaélique. Nous nous libérerons par nous-mêmes.
Il a noté, fait la moue quand même et entouré le mot de noir.
— Quand j’entoure, c’est à vérifier, m’avait-il prévenu.
— Tu entoures pas mal de choses…
— C’est vrai.
La grande interrogation de l’agent britannique était notre véritable attitude vis-à-vis d’un éventuel cessez-le-feu. Nos journaux, nos meetings, nos manifestations réclamaient une paix durable. Il voulait savoir si c’était un slogan destiné à l’extérieur ou une pensée qui nous animait.
— Comment pouvez-vous prôner des choses comme : le fusil dans une main et le bulletin de vote dans l’autre ?
Alors je lui expliquais, comme un homme à un enfant. J’étais patient et nous avions le temps. Oui, le mouvement républicain était prêt à parler de la paix, mais il nous fallait un signe fort de Londres. Sans ce signe, notre population elle-même nous interdirait de déposer les armes.
— Même depuis les grèves de la faim ?
Je l’ai regardé bien en face. Jamais les contacts entre l’IRA et Londres n’avaient cessé. Jamais. Même pendant l’agonie de Bobby, même après sa mort et celle de ses camarades. Toujours, il y a eu dans les deux camps un moyen de communiquer. Il le savait, je le savais. Alors qu’il arrête ses questions-pièges.
— Quel signe fort ?
— Un geste pour les prisonniers.
— Un geste ?
— Ou un mot, une phrase permettant à tous une sortie honorable.
— Trop tôt.
— Alors le fusil dans une main…
Il a écrit, puis rayé cette phrase. Comme moi, il savait qu’aucune victoire militaire ne serait remportée en Irlande du Nord. L’IRA ne pourrait pas défaire la force britannique. Après avoir combattu les arrière-grands-parents, les parents et les fils, les Britanniques allaient devoir combattre nos enfants, et les enfants de nos enfants. Il hochait la tête en me regardant. Il y avait quelque chose dans ses yeux. Curiosité, intérêt, sympathie même, j’ai longtemps cherché sans savoir. Un jour, il m’a demandé pourquoi cette guerre.
— Dieu nous a faits catholiques, le fusil nous a faits égaux, je lui ai répondu.
Il a entouré la phrase à vérifier, juste pour me faire sourire.
En 1991, nous avons quitté la faculté de Jussieu pour les bus rouges importés d’Angleterre qui faisaient visiter Paris aux touristes.
— Demain 15 heures, Time Square, disait l’Anglais en référence aux véhicules à impériale de son pays.
Hiver comme été, nous montions à l’étage, en plein air, choisissant avec précaution nos voisins immédiats. Nous les prenions asiatiques ou arabes. Nous les écoutions. S’ils parlaient anglais entre eux, nous changions de place. Honoré s’asseyait toujours au bord, et moi côté travée, pour ne pas être vu de la rue. La visite était commentée. Musique et renseignements touristiques. A chaque voyageur ses écouteurs. Et nous pouvions converser librement à mi-voix. Honoré descendait toujours au Louvre, je m’arrêtais à Opéra. Pas un signe d’adieu. A la prochaine fois.
Quand je rentrais à la cache, je passais parfois par l’atelier d’Antoine. Je le regardais de la rue, par sa fenêtre au rez-de-chaussée, penché sur une volute, son canif à la main. Souvent, des habitants du quartier s’arrêtaient pour observer son travail. Il ne les voyait pas mais sentait ma présence. Il relevait la tête. Juste un signe, un clin d’œil, le code d’un résistant, avant de retourner à son ouvrage. Je savais que son cœur battait. Derrière sa vitrine se tenait le grand Tyrone Meehan, qui venait secrètement d’aider son pays à combattre. Qu’avait-il fait ? Transporté des armes ? Repéré des lieux ? Peu importait, au juste. L’essentiel était qu’il fût en sécurité dans cette ville, cette rue, cette cache, et c’est à un luthier français qu’il le devait.
Paris me donnait le courage d’affronter Belfast. Avec Honoré, je rayonnais. Avec Walder, je longeais les murs. Mon travail avec l’un m’autorisait à informer l’autre. Après tout, pourquoi ne pas instruire l’ennemi de notre politique ? Qu’avions-nous à cacher ? Rien. Sinn Féin passait son temps à réclamer un dialogue avec les Britanniques. Et là, à Paris, Honoré et moi avions entamé des pourparlers de paix. Pendant onze ans, il avait été pour moi Margaret Thatcher, puis John Major, puis Tony Blair, et moi j’avais été l’IRA pour lui.
Mais avant tout, j’étais Tyrone Meehan, combattant républicain. Je ne reniais rien, ne salissais rien. J’avais laissé le salaud du côté de Falls Road. A Paris, je ne trahissais pas, j’instruisais. Je faisais un travail utile, militant, fondamental, probablement historique. Quelque chose que personne dans le Mouvement n’avait encore tenté. Sans l’accord de mes chefs, sans même leur autorisation, j’étais au contact direct de l’ennemi par son ambassadeur, et nous préparions l’avenir. C’était vertigineux. Au-delà de l’ivresse. Je me suis senti plus fort que tous et tout. Plus grand que nos politiciens, que le Conseil de l’Armée républicaine, que Walder, que le flic roux. Tellement plus important qu’Honoré, ce gamin du Norfolk qui écrivait sous ma dictée. Jamais je n’avais ressenti ce pouvoir. De ma vie, je n’avais eu une telle force. Je n’obéissais à personne. Je faisais l’histoire de mon pays. En secret, en silence, en lisière des miens, je servais ma patrie de toute ma puissance. J’étais tellement, mais tellement plus utile à la paix qu’un coup de feu ridicule tiré d’un toit sur une patrouille de nuit.