Il y avait du respect, dans le regard d’Honoré. Cet éclat particulier, cette attention entière, cette beauté que je n’avais pas su nommer, c’était ça. Honoré me respectait. Il buvait chacune de mes phrases. Il entourait encore quelques informations à vérifier. De moins en moins souvent. Le mot « fasciné » m’a heurté un jour d’ivresse. C’était ça, exactement. Le terme même. Je fascinais l’ennemi et il me respectait. Il ne me maîtrisait plus, c’était moi qui le tenais.
Un après-midi de juin 1994, alors que notre bus était stationné au Trocadéro, j’ai changé le respect d’Honoré en admiration. Je venais de lui dire que la cessation totale des hostilités avait été décidée par l’IRA. Il m’a regardé sans écrire. Longtemps, sans un mot. Et puis il a tourné la tête. La tour Eiffel, les touristes rieurs, les vendeurs de souvenirs, le ciel sans menace. Quand il est revenu à moi, j’ai cru voir un enfant.
— Tu es sûr, Tyrone ?
Tyrone. Pas Meehan, pas Tenor. Le prénom que mon père m’a donné. Oui, j’étais sûr. Je savais. Avant la fin de l’année. Pour cet été, peut-être.
— Une trêve, a murmuré Honoré pour lui seul.
— Non. La cessation complète des hostilités.
Il m’a regardé encore. Comme on caresse un ami. Et puis il a quitté mes yeux pour la première fois. Il écrivait. Sa main tremblait. C’était comme s’il ne voulait pas laisser s’échapper cette formule.
« La cessation complète des hostilités ».
Il a relu cette phrase. L’a contemplée jusqu’au Champ-de-Mars.
Et ne l’a pas entourée.
Les Britanniques négocieraient avec l’IRA. Les protestants seraient obligés de nous accepter dans les travées du pouvoir, puis à la table aux décisions. Et voilà qu’un jour l’Irlande se réunirait à nouveau. Voilà que la frontière serait piétinée par des milliers d’enfants rieurs. Voilà nos femmes, nos hommes, nos filles et nos soldats courant à travers champs vers nos frères de la République. Voilà leurs étreintes, leurs embrassades, leurs cris de joie, enfin. Voilà, le vent se lève et le soleil dans nos drapeaux. Nous voilà soudain à genoux, soudain, des villes aux villages, des ruelles de Belfast aux avenues de Dublin, des collines du Wicklow au port de Killybegs, prier pour nos martyrs et remercier le ciel. Et nos frères protestants qui acceptent nos mains tendues. Et la guerre plus jamais, et la paix pour toujours. Et moi, dans un coin d’ombre, pas même en uniforme, sans médaille, sans amis, sans hourras. Moi debout au milieu de mon peuple, inconnu, anonyme. Moi qui aurais fait cela, tout cela. Qui pourrais enfin demander pardon à Danny Finley, à Jim O’Leary, et pardon à mes rêves.
20
J’ai rêvé de ce jour. Pendant cinquante-huit ans je n’avais jamais cessé d’y croire. Pendu le 2 septembre 1942, à dix-neuf ans, enseveli comme un chien dans une fosse commune à l’intérieur de la prison de Crumlin, le corps de Tom Williams nous a été rendu le 19 janvier 2000.
Sa famille et ses derniers frères d’armes étaient présents lorsqu’il a été déterré. Des compagnons m’ont demandé d’être là. Je n’ai pas pu. J’avais bu la veille, toute la nuit. Au matin, j’étais ivre. Sheila m’a habillé pour la cérémonie.
— C’est étrange d’honorer un type qui tuait nos gars pendant qu’on résistait aux nazis, avait dit Walder.
— L’Irlande est au-dessus de tout, c’est ça ? m’a demandé Honoré.
C’était ça, oui. Plus envie de répondre. Ni à l’un, ni à l’autre. Ce jour-là, à cette heure, lorsque je suis entré dans la chapelle Saint-Paul, à Clonard, je n’étais rien d’autre que le gamin à qui Tom avait confié sa balle de cuir. Je l’avais dans la poche en entrant dans le chœur. Je titubais d’alcool. Ils étaient là, tous, assis au premier rang. Nell, sa fiancée pour toujours. John, condamné à mort avec lui puis gracié. Billy, Eddie, Madge, Joe, les membres de son unité. Joe m’a fait un geste, canne levée. Il a demandé aux autres de se pousser un peu. J’ai refusé du sourire et de la main. Puis j’ai fait le geste de l’homme qui boit, main ouverte sur une pinte invisible tremblant devant mes lèvres. Je suis bourré, les amis. Raide. Fait. J’ai du sang dans l’alcool et des sueurs de bière. Joe m’a regardé tristement. Il a haussé les épaules et s’est retourné. Je me suis assis en bord d’allée, pas derrière, mais presque, à la place de n’importe qui.
Sheila n’était pas venue. Elle attendait sur un trottoir de Falls Road, un drapeau à la main, comme des milliers d’autres. Une haie d’honneur qui nous ferait cortège.
— Celui qui était perdu a été retrouvé, a dit le père O’Donnell pendant la messe d’enterrement.
Tom Williams, le fils prodigue. C’est ici qu’il avait été baptisé. Ici aussi, qu’enfants, nous venions parler de choses graves en feignant de prier.
— Tom est revenu à la maison, et nous l’accueillons dans la joie…
Je regardais son cercueil. Il tanguait dans l’obscurité. Le drapeau tricolore avait été cloué sur le bois blond. Parfois, les prêtres refusaient que les symboles de la République, le béret noir et les gants du combattant, entrent dans l’église. Il fallait négocier. Ou chasser le curé et imposer le nôtre. Mais ce jour-là, tout s’est bien passé. Tom avait été pendu pour ce drapeau. La terre d’Irlande devait les accueillir ensemble, et le curé de Clonard était d’accord.
Je baissais la tête, fermais les yeux, les ouvrais en urgence avant de basculer. Je sentais les regards gênés, la compassion, la fraternité écœurante qui m’entourait. En sortant de la cérémonie, des dizaines de mains se sont posées sur moi comme les oiseaux d’Hitchcock. Douces, fermes, caressantes, timides, des bourrades, des frôlements. Je ne sentais ni mes bras ni mes jambes. Je hurlais dans ma tête. Un cri de supplicié. Lorsque le cercueil est sorti, j’ai pleuré. Une larme sèche de vieil homme. Une traînée d’alcool blanc sur mon cuir. La foule était si dense qu’elle me faisait peur. Je mimais. Je feignais l’allégresse. Je prenais des mines de victoire en recopiant les joies. Il faisait froid et sec. J’avais attendu ce jour pendant cinquante-huit ans et il me meurtrissait. Mon visage fermé au milieu du bonheur.
L’IRA avait déposé les armes. Le premier enfant de la paix s’appelait Samuel Stewart, né le 31 août 1994, quelques minutes après le cessez-le-feu. Le dernier soldat britannique tué par nos hommes fut Stephen Restorick, fauché à vingt-trois ans par un sniper, dans l’ultime soubresaut des combats.
Nos prisonniers politiques avaient été libérés, tous. Certains étaient entrés dans les conseils municipaux, les administrations, les ministères. Souris Tyrone, bon Dieu ! Regarde le cercueil de Tom porté à dos d’hommes au milieu de la ville. Combien de fois t’es-tu réveillé en bénissant ce rêve ? Quoi ? La méfiance ? Mais bien sûr elle subsiste, la méfiance ! Tout le monde le sait, Tyrone. La peur entre les deux communautés ? Oui ! Evidemment. Le difficile travail de deuil, la colère, la haine, même. Et aussi ce sentiment d’impunité qui blesse les familles des victimes. Mais quand même, et malgré tout. Le rêve de ton père, de Tom, de Danny. La paix, Tyrone ! C’est ce que tu es en train de vivre !
Dans quelques semaines Walder retournera en Angleterre, le flic roux fera la circulation au carrefour, Honoré enseignera l’histoire d’Irlande et tout sera éteint. Regarde autour de toi, Tyrone Meehan ! On t’acclame des yeux. Personne ne sait. Personne ne se doute. Tu vas t’en tirer, mon vieux camarade ! Cela fait des mois que tu ne donnes plus rien à l’ennemi. Et puis d’ailleurs, quoi lui offrir ? Plus besoin d’un cimetière secret, d’un bus à impériale. La guerre n’est plus d’actualité, Tyrone. Hier, tes chefs ordonnaient de bombarder le 10 Downing Street au mortier. Aujourd’hui, ils y prennent le thé avec le Premier ministre britannique. Des vieux de l’IRA et des anciens paramilitaires protestants font la queue à la cafétéria du Parlement en réclamant ensemble du rab de pain. La dernière fois que tu les as rencontrés, Walder t’écoutait par habitude. Et Honoré regardait sa montre. Tu ne leur sers plus à rien, Tyrone. Ça y est. C’est fait. C’est fini. Ils vont t’oublier. Tu vas les oublier. Tout peut s’oublier.