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Toujours ses yeux absents.

— Toi, moi, Dominik, Tenor, toute cette merde.

Je me suis laissé aller au fond du siège. J’avais oublié ma ceinture de sécurité, je l’ai mise. Je crois que je souriais. Fini. Ça y est. J’allais revivre.

— Et pourquoi c’est toi qui viens m’annoncer ça ? Walder n’est pas là ?

Silence. Le flic a eu un geste du menton.

— Tu sais Tyrone, les Anglais…

— Quoi, les Anglais ?

— Il est rentré à Londres. Sa mission est finie.

— Et Honoré ?

— Retourné à ses études.

Tant mieux. Deux de moins. S’ils partent comme ça les uns après les autres, on a bien fait de poser les fusils.

— Et moi ? Je deviens quoi, moi ?

— Nous avons un marché à te proposer, Tyrone.

— Un marché ?

Nous étions en plein secteur protestant. Partout sur les murs, le drapeau britannique. Des portraits de Guillaume d’Orange, vainqueur des armées catholiques en 1690. Quelques fresques paramilitaires en hommage à leur cri de guerre : « Nous ne nous rendrons pas ! »

Le flic a arrêté sa voiture le long d’un parc.

— On va marcher un peu, Tyrone.

J’avais le cœur en bataille, les jambes molles. Et j’avais soif, tellement. Le palais carton et la langue rêche. Je n’avais plus de voix. J’attendais. Je regardais ses pas lents, sa façon d’allumer une cigarette, de m’en tendre une, de croiser mon regard autour de la flamme.

— Il va falloir t’en aller, Tyrone.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Une voix de très vieux.

— D’abord, nous allons te mettre à l’abri quelque part et ensuite, on t’exfiltrera.

— Réponds, merde. Qu’est-ce qui se passe ?

Le flic inspirait la fumée. Il gagnait du temps.

— Nous allons t’établir une nouvelle identité. Tu auras aussi un logement et 150 000 livres, de quoi tenir un peu en attendant.

Je l’ai pris par la manche.

— Je ne veux pas de ton fric ! Je suis irlandais et je reste en Irlande !

— Tu n’as pas le choix, a répondu doucement le flic protestant.

Je l’ai regardé. Jamais je ne l’avais vu aussi calme.

— Je suis grillé ? C’est ça ?

— C’est ça.

J’ai frappé la grille du parc d’un coup de journal.

— Putain ! Mais comment c’est possible ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Le cessez-le-feu a fait bouger les lignes…

Je l’ai pris par les épaules. Il était plus grand que moi, plus jeune que moi, il aurait pu me jeter à terre d’un simple regard, mais il s’est laissé rudoyer.

— Vous n’avez pas fait ça ? Putain ! Vous ne m’avez pas vendu ?

— Pas nous, non. Pas la police d’Ulster, Tyrone.

— Le MI-5 ? Cette crevure de Walder ?

Le policier s’est dégagé. Il a mis les mains dans ses poches.

— Tu croyais quoi, Tyrone ? Sincèrement ? Comment pensais-tu que cela allait finir ?

— Pourquoi ne m’avez-vous pas foutu la paix ?

— Justement parce que c’est la paix, Tyrone. Tu leur étais utile en temps de guerre, tu vas leur être utile en temps de paix.

— Je ne comprends rien du tout ! Rien !

Je criais. Il m’a calmé d’une main sur le bras.

— Sinn Féin récolte les fruits du processus de paix. Vous marquez des points partout, vous allez devenir le premier parti politique d’Irlande du Nord et ça, ça les fait chier, Tyrone.

— Qu’est-ce que j’ai à faire là-dedans ?

— Londres ne vous aime pas, Dublin non plus. Vous avez déposé les armes, alors ils ne peuvent plus vous tirer dessus, mais ils peuvent encore vous nuire.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Un traître, ça fout en l’air le moral d’une communauté. C’est comme une grenade à fragmentations. Ça balance des petits éclats dans tous les sens. Tout le monde est blessé avec un traître. Et c’est difficile de s’en remettre.

— Vous êtes des porcs !

— Je suis venu te mettre en garde.

— Ils vont me donner quand ?

— C’est fait.

J’ai eu du mal à respirer.

— Ils m’ont vendu à l’IRA ?

— Pas vendu, Tyrone. Cadeau. Et ils ont aussi affirmé qu’ils avaient trois agents à la direction de votre mouvement.

— Ce sont des conneries !

Le flic a souri.

— Peut-être, Tyrone, mais l’IRA ne va pas se contenter de ton appréciation. Tout le monde va suspecter tout le monde, et ça va faire désordre.

— Bande de salauds !

Je lui ai tourné le dos. J’ai marché vers l’avenue.

— Tyrone ?

Il m’a rattrapé en courant.

— Ne déconne pas, Tyrone. Ils vont venir te chercher, tu vas être interrogé. Tu sais très bien ce qu’ils font aux traîtres !

— C’est le processus de paix. Ils ne me toucheront pas.

J’ai continué mon chemin. J’ai espéré qu’il me rattrape une fois encore, qu’il me parle, m’explique comment ça c’était passé pour les autres. Qu’est-ce qu’on fait après la traîtrise ? Qu’est-ce qu’on devient ? Où aller ? Mourir en Angleterre comme apostat ? M’exiler aux Etats-Unis ? En Australie ? Faux papiers, faux logement, faux travail, faux amis, fausse vie. Et puis l’IRA retrouve les traîtres. Partout, elle les retrouve. Longtemps après. Une soixantaine de mouchards avaient été exécutés, des centaines d’autres chassés de nos villes.

Non ! Je ne les suivrais plus. J’arrêtais tout. Je restais. J’étais chez moi. J’avais autant droit à cette terre que tous les Irlandais réunis.

J’ai espéré qu’il coure après moi. Qu’il me ceinture, m’emmène de force, me calme, me cache, me protège. Mais il n’a pas bougé. Lorsque j’ai tourné le coin de la rue, il était déjà monté dans sa voiture. Je ne l’ai pas revu. Il disait s’appeler Frank Congreve. Je n’ai jamais su si c’était son vrai nom. Ni comment son œil gauche avait été saccagé.

*

— Tyrone ?

Je dormais. Je me suis assis, bouche ouverte, reprenant bruyamment ma respiration. Un plongeur qui remonte en surface.

— Mike O’Doyle et Eugene Murray sont là. Tu sais, l’Ourson…

Sheila était à mon chevet, robe de chambre serrée à deux mains contre sa poitrine. L’air manquait, mes tempes cognaient, j’avais le front glacé.

— Tu fais de l’apnée. Il faudrait voir un docteur, disait-elle souvent.

Mon regard de nuit. Je revenais de loin, tellement. Un rêve en sueur avec des cris. Je me suis levé. Je tremblais.

— Ça va, Tyrone ?

J’ai passé mes pieds nus dans mes chaussures de ville.

— Je leur dis que tu es malade ? Qu’ils reviennent demain ?

— Où sont-ils ?

— Dans le salon.

— Je descends.

— Ils ont l’air embêté, tu sais, a murmuré ma femme.

Avant même de savoir, elle comprenait. L’instinct de l’animal avant le feu. Quelque chose allait arriver à son homme. Quelqu’un allait lui faire du mal, son cœur le pressentait. Elle avait trop connu la guerre pour croire en cette paix.

Il était 23 heures, le 14 décembre 2006. Deux gars de l’IRA avaient sonné à la porte. Ce n’était pas normal. Ils avaient le visage clos, le regard des mauvaises nouvelles. Ils n’ont pas souri à Sheila et refusé son thé. Elle avait le ventre barbouillé d’inquiétude. Je lui ai demandé de rester à l’étage.

— S’il te plaît, ma femme.

Elle avait hoché la tête. Combien de fois avait-elle préparé le lit pour mon retour, priant la nuit pour que la mort m’ignore ? Elle me connaissait trop. Elle savait mes gestes quand le danger rôdait.

— Qu’as-tu fait, Tyrone ?

J’ai posé un doigt sur ses lèvres, épousant la marque de l’ange. J’ai refermé la porte sur elle et je suis descendu lentement.

L’Ourson regardait les photos sur la cheminée, Mike guettait l’escalier. Quand je suis apparu, le premier a ôté son bonnet de laine. Le second a gardé le sien. J’ai mal souri, une contraction forcée entre tristesse et défi. J’ai tendu la main, aucun d’eux ne l’a prise.