— Mike, Eugene…
Bref salut de la tête.
L’Ourson regardait O’Doyle. Silence gêné.
— On a un problème, Tyrone.
J’ai souri une nouvelle fois.
— Vous avez un problème ?
— Tu as un problème, a répondu l’Ourson.
J’ai désigné le fauteuil, le canapé. Ils sont restés debout.
— Des bruits courent sur toi, Tyrone. De sales bruits.
Mike O’Doyle avait les mains dans les poches. Il a rectifié sa position. Geste de respect. Un point pour moi.
— Quels bruits, Mike ?
— Tu veux bien nous suivre ?
J’ai regardé par la fenêtre. Mal dissimulée par le rideau de dentelle, une voiture attendait dans la rue, avec deux hommes à bord.
— Pas comme ça, non. Pas de nuit. Si vous avez quelque chose à dire, envoyez-moi quelqu’un du Conseil de l’Armée.
— Tu sais bien qu’il nous envoie, Tyrone.
— Tu perds ton temps, Mike, je connais la procédure.
— Prends ton manteau.
Ma vie se jouait. J’en étais certain. Cessez-le-feu ou pas, quitter la maison maintenant, c’était pourrir sur une décharge du côté de la frontière. Il fallait qu’ils s’en aillent. Qu’ils reviennent plus tard, avec le jour et sans ces regards-là.
— Dépêche-toi, Tyrone, a dit l’Ourson.
— Bon Dieu mais vous n’avez jamais pris une cuite, vous ?
La phrase est sortie comme ça, assemblée mot à mot comme un mauvais coup puis hurlée en force. Mike a ouvert de grands yeux. Eugene a froncé les sourcils. Je les tenais. La surprise avait changé de camp. Il ne fallait pas leur laisser une seconde. Je devais les prendre au collet, comme un lapin de nos campagnes.
— Vous voulez que je regrette ? C’est ça ? D’accord ! Je regrette. Mais on ne dérange pas quelqu’un pour ça au milieu de la nuit !
Rien en face. Même surprise. Ils cherchaient à comprendre. Et moi, je jouais. Je riais tout au fond. J’avançais mes pions. Je savais tout de leur jeu. J’en avais établi les règles. Walder se croyait le plus fort, Honoré le plus fin. Le flic me regardait toujours avec une peur d’avance et moi, je dansais sur mon fil.
— Faites venir Joe Cahill, tous les autres, et je m’excuserai publiquement.
Mike O’Doyle a enlevé son bonnet à son tour. Il était sous mon toit, il s’en souvenait brutalement. Il se découvrait devant un officier.
L’Ourson était blême.
— Qu’est-ce que tu racontes, Tyrone ?
— Comment, qu’est-ce que je raconte ? Je m’excuse ! Je suis prêt à monter sur la scène du Thomas Ashe pour m’agenouiller et ça ne vous suffit pas ?
Je suis allé à la cuisine, prendre une bière. J’ai bu en les regardant. Je gagnais. La mort passait son chemin. Ils étaient minuscules et le salon immense.
J’ai baissé la voix.
— Je n’aurais pas dû boire à l’enterrement de Tom. Ne pas faire de scandale. Je le sais. Ce n’était pas la peine de mobiliser une unité pour ça, quand même !
— On dit que tu es un traître, Tyrone.
L’Ourson s’était jeté le premier. J’ai craché ma bière. Je me suis redressé.
— J’ai mal entendu.
— Un agent britannique, a répété Mike O’Doyle.
La mort venait d’entrer. Elle avait tourné autour du quartier, grimacé à la fenêtre, passé son chemin, renoncé, et voilà qu’elle frappait à la porte.
— Sortez. Tous les deux.
— Tyrone…, a commencé Mike.
— Ta gueule, O’Doyle ! Qu’est-ce que tu sais ? Qu’est-ce qu’on t’a appris depuis que tu as rejoint l’armée ? Les Brits ont deux manières de faire la guerre : la propagande et le fusil !
— Je sais, Tyrone.
Je hurlais.
— Non ! Rien ! Tu ne sais rien ! Nous sommes en train de gagner cette guerre. Ils ont renoncé à nous tuer alors ils veulent nous abattre ! Ils balancent un poison et hop ! Tout le monde l’avale et toi avec !
J’étais en rage, vraiment. Avec du sang dans la bouche et des poings à tuer. Je ne jouais plus. Je gueulais ma colère pour que la rue le sache. A l’étage, j’ai entendu la porte, les pas de Sheila sur les premières marches. Je tremblais. J’étais bouche tordue, mousse en coin de lèvres, les yeux plissés pour éteindre l’éclat. Tout mon corps était aux barricades.
— Et qu’est qu’on raconte encore ? Il y a combien de traîtres avec moi ? Deux ? Dix ? Plein la ville ? Et qui me dit que tu n’es pas un traître, Mike O’Doyle ? Et toi, Eugene Murray, qui passe ton temps à poser des questions ?
Les deux se sont regardés. Sheila descendait lentement.
— Vous vous rendez compte ? Vous faites le sale boulot des Brits ! Allez ! On dénonce Tyrone Meehan ! Et puis Mickey aussi ? Et les frères Sheridan et Déirdre, la petite mariée ? Et Sheila, au fait ?
Je me suis retourné brusquement. Ma femme était blême, pieds nus sur la première marche, les mains jointes comme le faisait maman.
— Bon Dieu ! Mais tu nous espionnais, Sheila Meehan ?
— Non !
Un cri de souris.
Je l’ai prise par le bras. Je l’ai secouée à lui faire perdre l’équilibre.
Elle a éclaté en sanglots. Elle avait peur. Pour la première fois, je lui faisais du mal. Vraiment. Je n’en éprouvais rien.
Elle est tombée. Sa robe de chambre ouverte sur un éclat de sein. L’Ourson a baissé la tête. Mike s’est avancé.
— Tyrone, arrête !
J’étais devenu fou. Sheila s’était laissée aller. Elle était couchée sur le côté, au milieu du salon.
Mike m’a ceinturé. L’Ourson a essayé de la relever. Elle a résisté. Elle est retombée lourdement. J’ai croisé son regard. Elle était dévastée. Elle s’est couchée sur le côté, tournée contre le mur, cou cassé, mains sur son visage, genoux contre le ventre, dans la position de l’enfant à naître ou du vieux à mourir.
Patraig Meehan ! Je l’ai vu, dans le miroir du buffet. Un salaud poing levé, prêt à frapper des larmes. Mon père et ses enfants. Petit Tyrone, petite Sheila, frère et sœur d’épouvante. Mike m’a plaqué contre le mur. Je crachais.
— Regardez-la, salauds ! Regardez ce que vous avez fait à ma femme !
La porte d’entrée s’est ouverte. Deux gars sont entrés, des anciens du 3e bataillon.
— Les voisins s’inquiètent, a dit le plus âgé.
J’ai hurlé encore, une dernière fois, pour que la nuit témoigne.
— Je suis Tyrone Meehan, soldat de la République irlandaise ! Et personne ne m’empêchera de lutter pour la liberté de mon pays !
L’un des óglachs a fait un geste.
— Lâche-le, Mike.
Le jeune homme m’a libéré. J’étais debout, jambes écartées, bras ouverts, j’ai eu le geste de l’homme qui brise ses chaînes.
L’Ourson est sorti le premier. Sans un mot, il a tourné le dos au champ d’horreur. Mike a remis son bonnet. Il m’a regardé. Je l’ai soutenu. Il a eu cette moue désolée. Il a passé la porte et la mort avec lui. Les deux autres ont quitté le salon. Arrivé sur le trottoir, le plus vieux s’est retourné. Flanagan, je crois. Je l’avais croisé à Long Kesh.
— Tu sais où nous trouver, Meehan. Mais ne tarde pas trop.
Et puis il est sorti.
J’ai attendu. La porte était grande ouverte. Une voisine est apparue, foulard sur la tête. Elle a eu un geste de la main, et puis l’a refermée doucement.
Sheila n’avait pas bougé. Elle était allongée contre le mur, mains protégeant sa nuque. Elle tremblait, la jambe gauche agitée de secousses. Elle gémissait. Je me suis agenouillé à côté d’elle, puis couché sur le côté, dans son dos, en cuillères, comme le dimanche matin, quand nous avions le temps. Je l’ai prise dans mes bras. Je l’ai serrée si fort. J’avais ses cheveux dans le visage, ses doigts entre les miens, son odeur fanée. Mon souffle guettait le sien pour se remettre en marche. J’étais brûlant. Elle était glacée.