Sa voix. Une souffrance de voix.
— Qu’as-tu fait, petit homme ?
22
Au matin, nos bouteilles de lait avaient été brisées. Du verre sur le perron et les marches de pierre. Brady, le laitier, avait appartenu au 2e bataillon de l’IRA. C’était un brave homme. Je ne l’imaginais pas fracasser les pintes au petit jour, contre le mur de la maison.
— Sûrement des gamins, a murmuré Sheila.
Sûrement, oui.
Elle est sortie chercher du pain et nos journaux chez Terry Moore, le petit épicier au coin de la rue. Terry avait été emprisonné avec moi à Crumlin et son fils Billy avait suivi le mien à Long Kesh. Chaque matin, depuis des années, Terry nous mettait quatre quotidiens de côté. L’Irish News, tout d’abord, le journal de la communauté catholique d’Irlande du Nord. Le Newsletter, son concurrent protestant. Et aussi le Guardian et l’Irish Times, publiés à Londres et à Dublin. Les habitants du quartier réservaient leurs journaux, c’était l’habitude. Soigneusement, Terry inscrivait les noms de famille au stylo bleu sur la tranche. En fin de semaine, lorsqu’il était en forme, il inscrivait « Ronnie » ou « Wee man » sur notre liasse. Un simple « Meehan » indiquait qu’il y avait un problème entre nous, un mot de trop après le verre en plus. Cela ne durait pas. Le lendemain, il dessinait une petite tête enfantine sur le papier journal avec mon prénom, et quelque chose comme : « Tu m’offres une Guinness et n’en parlons plus. » C’était notre façon de faire la paix.
Ce matin-là, vendredi 15 décembre 2006, Sheila est revenue avec le pain mais sans les journaux.
— Comment ça, il ne les a pas gardés ?
— Il ne les a pas gardés. C’est tout ce qu’il a dit.
— Rien d’autre ? Tu es certaine ?
Bien sûr, qu’elle l’était. Elle m’a raconté le silence de la boutique, le regard d’Éirinn derrière son comptoir, l’embarras de Terry. Il lui a servi son paquet de pain, des œufs, du bacon, des saucisses. Lorsqu’elle a tendu la main vers la pile de journaux, posée sur le comptoir en verre, le commerçant a baissé les yeux.
— Pas aujourd’hui, Sheila.
— Pourquoi ?
— Tu as de quoi déjeuner, ce n’est déjà pas si mal.
Je me suis levé de table. J’étais furieux. Je voulais aller voir Terry l’épicier, Brady le laitier, nos voisins les uns après les autres. Quel était le problème ? Nous avions fait trop de bruit cette nuit ? Mal parlé à quelqu’un ? Causé du tort ? J’allais faire le tour du quartier, des questions plein les poings, lorsque Sheila m’a retenu. Je suis tombé dans mon fauteuil. Elle m’a pris la main, s’est agenouillée face à moi.
— Si tu veux me parler, parle-moi. Si tu ne veux pas, je le comprendrais mais je t’en supplie Tyrone, ne me mens pas.
Et puis elle s’est levée. Elle a rempli une bassine d’eau. Elle a pris la brosse pour nettoyer à genoux le seuil gluant de lait.
J’ai passé mon manteau, noué une écharpe, enfoncé ma casquette jusqu’aux yeux. Il pleuvait. Une pluie de décembre, en bourrasques glacées venues du port. Derrière moi, le crin raclait le ciment. Lorsque le malheur rôdait, Sheila s’étourdissait en tâches ménagères. Elle époussetait, lavait, récurait notre petit monde en bénissant chaque objet d’être là.
J’ai marché dans Falls Road, longé la brique hostile, fait un signe de tête pour arrêter un taxi collectif qui remontait sur Andytown. Je connaissais Brendan, un ancien prisonnier, comme la majorité des chauffeurs du quartier républicain. Le curé de St. Joseph était assis devant, à ses côtés. Sur la banquette arrière, il y avait une jeune femme, son enfant sur les genoux, entre une écolière en uniforme et un homme âgé. Un jeune occupait le strapontin en face. L’autre était vide. L’écolière l’a baissé pour me laisser sa place. Pas un mot. Par la fenêtre de communication ouverte, j’entendais la radio. Il pleut sur Belfast, a annoncé l’animateur sur fond de musique molle.
— Ça, on savait, a souri le curé.
Le chauffeur a éteint le poste. Le silence est retombé. Je manquais d’air, encore et encore. J’ai observé la gamine, le jeune, j’ai dérobé une lueur dans les yeux de la femme. Je me suis demandé s’ils savaient. Si tous savaient. Si la nouvelle s’était répandue de rue en rue jusqu’au port. Si cette nuit, en sortant de chez moi, l’Ourson et O’Doyle n’avaient pas ameuté la ville. J’ai souri au bébé. La jeune mère m’a rendu cette grâce. Ce calme de tombeau était pour moi. Lorsque je suis monté dans la voiture, tout le monde parlait, j’en étais certain. Je crois même avoir vu le père Adam tourné vers l’arrière, riant avec les autres. Maintenant, tous étaient raides. Un transport de gisants.
Nous sommes passés devant le siège de Sinn Féin, Falls Park, l’hôpital Royal Victoria. L’écolière s’est retournée, tapotant légèrement la vitre de séparation avec une pièce de 20 pence. Le taxi s’est arrêté. J’ai croisé le regard de Brendan dans le rétroviseur. Je connaissais ces yeux. Ce mépris que nous réservions à l’ennemi. Je lui ai souri. Comme ça, un clin d’œil en hochant légèrement la tête. Un signe d’habitude, un geste de connivence. Il n’a pas répondu. Il a mal embrayé. Le moteur a violemment protesté.
— Et merde ! a répondu le chauffeur.
Le curé lui a donné une tape sur l’épaule.
— Brendan !
— Pardon mon père, ça m’a échappé.
Il m’a effleuré, du bout des yeux. S’est refermé, le regard écrasé sur la pluie.
Je suis descendu au cimetière de Milltown. En passant devant la fleuriste, j’ai acheté un bouquet de fleurs sèches. J’ai marché à travers tombes, à travers copains. Dans le carré républicain, j’ai offert deux marguerites jaunes aux grévistes de la faim. Et une à Jim O’Leary, le grand « Mallory », notre artificier, mon ami, mort pour l’Irlande le 6 novembre 1981.
Ensuite, j’ai déposé mes fleurs au hasard, comme l’enfant ses cailloux dans la peur de se perdre. Chaque fois, j’ai murmuré un mot. Debout très droit, un vieux soldat au garde-à-vous. Salut, Bobby. Salut, Jim. Je me suis assis un instant sur la tombe de Tom Williams, stèle tragique.
Les nuages enserraient les collines. La pluie griffait de noir le grès des statues. Un instant de soleil, trois rais de lumière. Puis le sombre à nouveau. Le ciel s’est refermé comme un rideau funèbre.
Je suis allé à la grille. Je me suis retourné. J’ai dit adieu à Milltown.
De l’autre côté de Falls Road, il y a le cimetière municipal. Un endroit de repos, sans cette histoire commune. On y meurt de gris, pas de tricolore. Les têtes sont basses, les cœurs ne se soulèvent pas. Là-bas, on enterre ceux qui ne sont pas nous. Et c’est là que j’irai parce que je suis un autre.
*
A la nuit tombée, j’ai décidé de me rendre à l’IRA.
Lorsque je suis passé à la maison, Sheila m’attendait, assise dans mon fauteuil. La télévision était éteinte, son silence m’a frappé. Je suis resté debout, une dernière marguerite à la main. La fleur était comme moi, tête basse. Sheila s’est levée. Je la lui ai tendue. J’allais parler, elle a plaqué le bout de ses doigts sur mes lèvres. Pas de mensonge. Nous étions convenus de la vérité ou du silence. Alors le silence lui irait. J’allais monter dans la chambre, rassembler quelques vêtements pour mon sac. Sheila me l’a tendu. Il était prêt, posé contre le fauteuil. Elle l’avait préparé. Elle ne savait rien, mais se doutait de tout. Sur le dessus, de l’argent, un sandwich d’oignons et d’œufs, une bouteille d’eau.
Et la clef de Killybegs.
Le salon était sombre, et les rideaux tirés. Sheila n’avait allumé que la petite lampe posée sur le buffet, avec « Paris », dessiné sur le socle bleu nuit. Dans la poche de mon manteau, elle a glissé la photo qui était sur le mur de notre chambre, un sourire de nous trois, avec Jack à six ans, coiffé d’un casque en plastique noir de bobby londonien. Puis elle a renoué mon écharpe. M’a tendu les gants de laine que j’avais laissés sur la table de l’entrée. Un instant, j’ai eu peur qu’elle pleure, mais elle n’a pas pleuré. Pas là, pas en face. Elle avait même un sourire pâle, ce cadeau au mourant sur son lit d’hôpital. Je l’ai enlacée. Elle m’a repoussé légèrement, puis elle a pris mes mains. Elle les a embrassées, l’une après l’autre, ses yeux au fond des miens. Elle a soupiré, plongé la main dans la poche de son gilet. Elle m’a tendu le chapelet que ma mère avait usé de ses prières, les grains noirs lustrés comme du plomb de chasse.