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Maman est morte à Drogheda, le 29 septembre 1979 dans la nuit, un sourire aux lèvres. Levée le matin à 5 heures, elle avait fait le chemin à pied jusqu’à Phoenix Parc, où Jean-Paul II devait prendre la parole.

Bébé Sarah avait quarante ans, elle était entrée au couvent Sainte-Thérèse, dans le comté Meath. Avec les petites sœurs de la Visitation, elle avait fait le voyage en car et invité maman à partager leur cercle. Le temps était radieux. Elles avaient prié sous le soleil.

Le soir, elle était rentrée fiévreuse. Elle priait à voix basse. Depuis qu’elle vivait seule, des voisines la visitaient avant la nuit. Chacune son tour. Ce soir-là, maman s’était habillée pour partir. Elle avait passé sa robe de messe, noire à col blanc, enfilé des gants de dentelles et mis ses chaussures vernies. Elle s’est couchée sur son couvre-lit, le portrait de la Vierge contre sa poitrine et deux bougies allumées sur le sol. Son chapelet était resté sur la table de nuit, enfoui dans une enveloppe bleue.

« Pour Sheila Meehan, qui en a bien besoin » avait écrit maman.

La voisine l’avait retrouvée comme ça. Le médecin a dit qu’elle n’était morte de rien. Elle était morte, et c’était tout.

— Pour mourir, il suffit de le demander, disait souvent ma mère.

Lorsque j’ai ouvert la porte de notre maison pour sortir, Sheila n’a pas bougé.

Ne te retourne pas, Tyrone. Ne regarde plus rien. Referme ta vie sans bruit. La nuit. Ma rue. Mon quartier. Les premières ivresses au loin. Le papier gras plaqué sur ma jambe par la pluie. L’odeur de Belfast, cet écœurement délicieux de pluie, de terre, de charbon, de sombre, de malheur. Tout ce silence gagné sur le tapage des armes. Toute cette paix revenue. J’ai croisé mes pubs, mes traces, mes pas. J’ai poussé la grille du square où avait été érigé le mémorial au 2e bataillon de la brigade de Belfast. Le drapeau prenait le vent comme au mât d’un navire. Sur le marbre noir, la liste de nos martyrs.

Vol. Jim O’Leary

1937-1981

Mort au combat

J’ai prononcé son nom. Et d’autres encore.

Deux silhouettes gravées les entouraient. Deux soldats de l’IRA, tête haute, mains posées sur la crosse de leur fusil et canon sur le sol. Du doigt, j’ai caressé la pierre pour l’entendre. Lorsque j’étais enfant, paume contre leur écorce, j’écoutais le vieil orme et le grand sapin de mon père. J’interrogeais les briques tièdes et noires de la cheminée, le bois de pin gras qui tapissait le Mullin’s. Je me croyais sorcier.

J’ai sonné. Mike O’Doyle m’a ouvert. Il a vu mon sac. Il a hoché la tête.

— J’arrive, m’a-t-il dit.

Il ne m’a pas fait entrer.

Par la porte ouverte de son salon, je l’entendais téléphoner. Abbie, ma petite filleule, a entrouvert le rideau de la fenêtre. Elle devait être à genoux sur le canapé. Elle m’a vu, reconnu, m’a fait un petit signe de la main en souriant.

— C’est parrain Tyrone !

J’ai pu lire mon nom sur ses lèvres.

Mike était face au mur, téléphone à l’oreille. Il enfilait son blouson d’une main. La petite a cogné la vitre avec son index. Elle m’a fait signe d’entrer en agitant les doigts. J’ai secoué la tête. Non ma chérie. Il est tard. Je ne peux pas. Je lui ai fait sa grimace favorite, main en longue-vue sur l’œil et bouche de pirate avec mes dents gâtées. Elle a ri, s’est retourné pour le dire à son père. Il a levé une main impatiente. Alors, elle a ouvert le rideau davantage. D’un geste large, elle m’a montré le sapin de Noël, installé dans l’angle de la pièce. Il clignotait lentement. J’ai souri, retenu un sanglot. Quel beau sapin, petite Abbie. J’ai levé le pouce. Elle a applaudi. Mike a rangé son portable. Il s’est approché de sa fille, m’a regardé. Lui dans cette chaleur, ce bonheur si violent. Et moi dans ma nuit glacée, mon hiver. Une vitre nous séparait. Un rideau de dentelle blanche, retenu par une main d’enfant. Mike le sombre, Abbie la lumineuse. Celui qui sait, et celle qui ignore.

— Notre revanche sera la vie de ces enfants.

Je l’avais dit sur la tombe de Danny. Et c’était fait, Abbie.

Lorsque Mike a tiré le rideau sur les yeux de sa fille, j’ai fermé les miens. Je garderais cet instant. Cette insouciance, cette innocence, et cet amour pour moi.

*

La première voiture s’est arrêtée sur le trottoir, feux éteints, entre la porte d’entrée des O’Doyle et la rue, comme le faisaient les blindés britannique pour masquer une arrestation. J’ai reconnu Rorry, un gars du quartier de Short Strand. C’est lui qui conduisait. Il avait laissé le contact. A côté de lui, Cormac Malone, membre du Comité central de Sinn Féin et ami de toujours. Sa présence m’a rassuré. J’étais entre les mains du parti, pas livré à l’armée. Aucun des deux n’a tourné la tête. Ils regardaient devant, concentrés comme sur une autoroute par temps de pluie. Peter Bradley était assis à l’arrière. « Pete le tueur », qui avait passé plus de temps dans les cachots anglais que dans son salon.

Pete ne combattait pas les Anglais, il les haïssait. Pour lui, pas de différence entre un soldat et un enfant. Ils tuaient nos gosses ? On devait tuer les leurs. Coup pour coup, douleur pour douleur. Il confondait loyalistes et protestants. Comme les racistes d’en face, pour qui tout catholique porte l’IRA en lui, il disait qu’aucun presbytérien n’était innocent. Bradley était terrorisé par l’idée de paix. La guerre était sa vie. Après le cessez-le-feu, quelques Bradley comme lui sont passés à la dissidence, rejoignant la poignée qui a refusé de déposer les armes. Il a été tenté. Il ne l’a pas fait. Même dissoute, l’IRA restait son armée et nous étions ses chefs. Simplement, il parlait haut dans les pubs, invoquait Bobby Sands en jurant que « ce gars-là » aurait continué le combat.

Le vendredi 17 mai 1974, Peter Bradley et Niamh sa fiancée visitaient Dublin. Pour la première fois de leur vie, ils avaient passé la frontière. Il avait vingt et un ans, elle en avait dix-neuf. Leur mariage était prévu le 14 septembre. Ils avaient visité la Grande Poste sur O’Connell Street, là où Connolly et les siens avaient proclamé le gouvernement provisoire de la République d’Irlande, à Pâques 1916. Ils s’étaient embrassés sur le Ha’penny Bridge, la passerelle des amoureux qui enjambe la Liffey. Ils avaient remonté Grafton Street en se rêvant riches et étudiants. Pete avait acheté une paire de chaussures et Niamh, un chemisier blanc. A 17 h 30, ils marchaient dans Parnell Street lorsque la première bombe a explosé. La deuxième a soufflé Talbot Street. La troisième a dévasté South Leinster Street. Niamh a été déchiquetée, projetée tête la première contre un mur par la violence du souffle. Lorsque les pompiers et la garda síochána sont arrivés, Peter rassurait le corps mort en essayant de recoller son bras.

Une heure plus tard, une bombe explosait à Monaghan, une ville sur la frontière. Vingt-sept morts à Dublin, sept à Monaghan. Parmi eux, une femme enceinte, une Italienne et une Française, juive, fille de survivants des camps.