Выбрать главу

La milice loyaliste des « Volontaires pour la Défense de l’Ulster » avait décidé de porter la guerre en République d’Irlande. Ils l’avaient fait à leur manière, sans avertissement. Ils voulaient tuer du papiste. Et les forces de sécurité britanniques furent accusées de les avoir aidés.

Ce jour-là, assis au milieu du sang et des lambeaux, Peter Bradley est devenu « Pete le Tueur ». Ce n’était plus pour la liberté de l’Irlande qu’il combattrait, mais pour venger Niamh, sa propre jeunesse et sa vie lacérée.

A côté de lui, dans la voiture, Eugene Finnegan, l’Ourson. Il a ouvert la portière et s’est effacé pour que je prenne place entre eux, sur la banquette arrière. La chaleur était étouffante, mais le parfum de Cormac Malone m’a souhaité la bienvenue. C’était une eau de toilette que je lui avais rapportée de Paris. Je m’attachais aux petits riens. Aux espoirs minuscules. Pourquoi se parfumer de ce cadeau pour m’escorter ? Que voulait-il me dire ? Je ne craignais rien ? Il était mon ami ? J’ai cherché ses yeux dans le reflet du pare-brise. Il avait le regard vague des passants de trottoir.

Une seconde voiture s’est postée en face. Bref appel de phares. Mike a couru, et pris place à l’avant. L’Ourson est monté à côté de moi. Il m’a bousculé, me collant contre Pete. « Le tueur » a posé une main sur mon genou. Il l’a serré comme une griffe animale. J’étais son prisonnier, et il me le disait.

Nous avons traversé le cœur de nos quartiers, remonté les rues familières. Je les connaissais comme on connaît les hommes. Chaque maison son histoire, chaque porte son secret. Elles me faisaient un signe. Je leur disais adieu.

Un soir de 1972, à ce croisement de rues, Cormac Malone avait failli mourir. Depuis, il fermait les yeux lorsqu’il passait devant. Cette nuit encore, il a détourné le regard. Les loyalistes étaient arrivés en voiture de Shankill. Ils avaient ouvert le feu par la vitre ouverte, à pleine vitesse, sans se soucier du vieil homme qui discutait avec lui. Cormac les a vus. Il s’est jeté sur le vieillard, l’a poussé à terre, avec sa canne et ses légumes, l’a couvert de son corps mais il était trop tard. Trois balles dans le dos, deux mille personnes à l’enterrement. Cormac a détesté le survivant qu’il était devenu.

En octobre 1974, sous ce lampadaire de Springfield Road, Denis O’Leary, fils de Cathy et Jim, avait été tué par une balle en plastique, tirée à travers la meurtrière d’un blindé. Il allait chercher du lait à l’épicerie. Il est mort à treize ans, sur le trottoir, un billet de cinq livres serré dans la main.

A la fin février 1942, dans ce petit jardin, contre cette porte de Beechmount peinte en rouge, un homme de l’IRA m’a confié mon premier pistolet.

Nous avons passé la frontière à 6 heures du matin, le samedi 16 décembre 2006. La main de Pete en serre sur mon genou. Cormac avait dormi, l’Ourson aussi, qui ronflait légèrement, le front contre la vitre. Nous étions en République d’Irlande. Je rentrais chez moi.

Le parti avait réservé le salon d’un hôtel de Dublin et convoqué une conférence de presse. Sinn Féin tenait à démontrer que les Britanniques continuaient leur sale guerre. Après avoir tenté d’écraser notre résistance, ils l’avaient infiltrée, et corrompu certains de ses membres.

Tous avaient mis une cravate en sortant des voitures. J’étais le seul en chemise ouverte, comme un gardé à vue au petit matin. Le salon était plein. J’y suis arrivé à pied, librement, entouré par les hommes. J’ai été pris de vertige. Les caméras, les micros, tous ces journalistes qui parlaient à la fois. Que savaient-ils de moi ? De notre lutte ? Que venaient-ils faire là ? Entendre quoi ? Apprendre quoi ? Rapporter quoi ? Pour eux, la guerre avait été tellement facile à raconter. Les gentils Britanniques, les méchants terroristes. Tout était dit. Ils ne croyaient pas au cessez-le-feu. « Manœuvre », « tactique », ils ont puisé leurs titres dans le grand sac à doutes. Quand il leur a fallu se rendre à l’évidence, ils ont confondu volonté politique et reddition militaire, puis se sont détournés de nous. La paix ? Pas intéressant. L’espoir est plus difficile à vendre que la crainte. Et soudain, sans crier gare, voilà qu’ils avaient un traître à se mettre sous la dent, un espion, un frisson. Un vieux relent de guerre.

Cormac était derrière moi, accompagné par un autre dirigeant du Comité central. Ils étaient graves et sombres. Lorsque les micros se sont tendus, j’ai avoué. Rien de plus. Ainsi, les Britanniques sauraient que je m’étais rendu.

— Je m’appelle Tyrone Meehan. Je suis un agent britannique. J’ai été recruté il y a vingt ans, à un moment délicat de mon existence. On m’a payé pour donner des informations…

J’ai inspiré en grand. L’air me revenait. Voilà. C’était fait. J’avais cette confession en gorge depuis toutes ces années. Je l’avais répétée des nuits et des jours. Je l’avais prononcée à voix basse dans les rues, au comptoir des pubs, au cœur des marches tricolores. Je l’avais murmurée du bout des yeux. A Sheila, à Jack, à mes camarades, à mes amis. J’aurais tellement aimé que quelqu’un l’entende. Et j’ai tellement prié pour que nul ne le sache. Le soir, je voulais la délivrance. Le matin, je me croyais encore un peu le grand Tyrone Meehan.

J’ai avoué. Les hommes m’ont conduit à l’extérieur, poursuivi par des dizaines de questions. J’ai retrouvé ma place, entre Pete et l’Ourson. Mes mains tremblaient légèrement. « Le tueur » n’a pas capturé mon genou. Ils m’emmenaient à la campagne, à quelques kilomètres de Dún Laoghaire, pour être interrogé par l’IRA. Ils n’avaient pas compris que cet aveu sans âme pour la presse s’adressait aussi à mon propre camp. Je garderais le silence. J’avais trop parlé. Il était désormais l’heure de me taire.

*

Je me suis retrouvé dans la rue, le 20 décembre à 9 heures, après quatre jours d’interrogatoire. Ils ne m’ont pas frappé, ni même rudoyé. Ils renonçaient.

— On arrête, Tyrone, m’a dit Mike après avoir éteint la caméra.

— Je suis libre de partir ?

— C’est ça.

Alors j’ai marché. Sur le port, vers la ville. J’avais des lunettes noires, et la casquette enfoncée comme quand j’étais soldat. Ma photo avait traîné dans les journaux. Elle errait encore, en bas de page. Deux visages accolés, le jeune Tyrone et le salaud. Le gamin lumineux, au milieu d’autres combattants, son sourire de contrebande à la prison de Crumlin. Et le vieillard hébété, entre Mike et Eugene, terne, dépeigné, lèvres sèches, regard désert, entouré de micros comme les fusils d’un peloton. Une boule d’angoisse. A cette heure, du nord au sud de l’Irlande, des costauds de comptoir rêvaient de me trouer la peau. Les pubs bruissaient de mon nom, des yeux me recherchaient. D’autres juraient m’avoir connu. Ils étaient interviewés en boucle sur la chaîne nationale.

— Vous ne vous êtes vraiment douté de rien ?

Sheila avait caché 150 euros dans mon sac. Trois billets de 50, pliés dans la serviette en papier de mon sandwich. J’ai pris un bus jusqu’au centre de Dublin. Mal au ventre, à la tête. Je n’avais jamais été rassuré par cette ville, j’y étais devenu une menace. J’ai décidé de rejoindre le Donegal en car. Pas de gare à traverser, moins de passage que dans le train. Une fois assis, on y est à l’abri. Le premier « Bus Éireann » partait à 13 heures. Je me suis installé tout au fond, à gauche, pour éviter le grand rétroviseur du chauffeur. J’ai mangé l’œuf aigre et les oignons, le pain mou de Sheila. A quelques sièges de moi, j’ai vu ma photo déployée. Je me suis tassé sur le siège. Il fallait que je dorme.

J’ai fermé les yeux à Navan. Quelques minutes seulement. Virginia, Cavan. Mon pays défilait en silence. A chaque arrêt je me tournais contre la vitre, le front dans la main. Ballyconnell, Ballyshannon, le chauffeur s’amusait des moutons sur la route. D’un arbre tombé. De cette touriste américaine montée à Pettigo, qui photographiait l’intérieur du car.