« Un jour, vous vous prosternerez devant Zind et vous obéirez à nos ordres, stupides animaux ! » couina le Dom en tentant faiblement de se remettre sur ses pieds.
Aussitôt, une demi-douzaine de pieds solidement bottés s’enfoncèrent dans la cage thoracique du scélérat, le vidant de tout son air, si ce n’est plus. Un autre coup, celui-là sur la tête, plongea le Dom dans l’inconscience. Quand il s’affaissa mollement sur le dos, un grand hurlement s’éleva, et son corps disparut dans une forêt de pieds, de poings et de massues improvisées. Deux minutes plus tard, Mork n’était plus qu’un amas sanglant d’os brisés répandus sur le sol en céramique du poste-frontière. Feric tourna les yeux vers les trois Helders muets debout derrière le comptoir. Lentement, leur expression hébétée fit place à un masque horrifié.
Le plus jeune des officiers fut le premier à reprendre tous ses esprits. « J’ai l’impression de sortir d’un long et horrible cauchemar, murmura-t-il. Je me sens à nouveau un homme. Que s’est-il passé ?
— Un Dominateur est passé, Rupp ! fit le vieux soldat, qui étendit le bras et serra fermement l’épaule de Feric. Vous aviez raison, Purhomme Jaggar ! s’écria-t-il. Maintenant que cette ignoble vermine a été écrasée et son champ de dominance brisé, je me rends compte que nous n’étions plus des hommes purs depuis l’arrivée de Mork. Nous vous devons notre humanité retrouvée !
— Ce n’est pas à moi que vous la devez, mais à la cause sacrée de la pureté génétique, répliqua Feric, qui se tourna à demi pour faire face à sa troupe de citadins. Que ceci nous serve de leçon à tous ! déclama-t-il. Voyez avec quelle facilité des douaniers eux-mêmes se sont laissé prendre au piège d’un champ de dominance. Les Doms sont partout et nulle part ; il est rare de les voir ou de les flairer, et vous êtes impuissants à vous dépêtrer de leurs rets. Mais si vous voyez vos voisins se comporter comme s’ils étaient pris dans les tentacules d’un Dominateur vous pourrez les délivrer aussi facilement que vous tordez le cou d’un poulet étique. Nous sommes tous les gardiens de nos frères raciaux ! Que cette petite victoire brille dans nos cœurs comme un feu de joie ! Mort aux Dominateurs ! Longue vie à Heldon ! Qu’aucun homme pur ne prenne du repos avant que le dernier Dom ait été pulvérisé, avant que la dernière parcelle de terre habitable ait été placée sous la loi d’airain des hommes purs ! Noyons tous les Dominateurs et les métis dans un océan de sang ! »
Ce fut un tonnerre d’acclamations ; les douaniers et les candidats citoyens eux-mêmes communièrent avec la troupe de citadins dans cette ardente célébration. Feric sentit des mains robustes se poser sur son corps, et, avant même d’avoir compris ce qui lui arrivait, il se retrouva dans les airs, sur les épaules des hommes en liesse. Dans un déchaînement de vivats et de cris, les braves Helders le portèrent en triomphe hors du poste-frontière et sur le pont.
C’est ainsi que Feric fit sa seconde et véritable entrée dans Heldon : non plus en anonyme quémandeur de certificat, mais en héros triomphant, sur les épaules de ses partisans.
III
Après que leurs compagnons d’équipée eurent célébré leur victoire et s’en furent retournés à leurs diverses occupations, Feric et Bogel, sur la suggestion de ce dernier, gagnèrent l’Auberge de la Forêt. Outre une grande salle semblable à celle du Nid-d’Aigle, cet établissement comportait trois salons plus modestes et plus intimes. Un maître d’hôtel en uniforme vert bouteille soutaché de cuir fauve les introduisit dans une pièce lambrissée de chêne, au plafond bas et voûté fait de briques grossièrement taillées. Sur les tables particulières, des globes électriques, imitant par un procédé astucieux la lumière des torches, constituaient la seule source de lumière. Les tables elles-mêmes étaient des dalles de granit gris séparées par les hauts dossiers des banquettes capitonnées qui les flanquaient de part et d’autre, divisant en réalité le salon en une série de stalles particulières. Ici, ils pourraient converser en privé. Bogel commanda une bouteille de vin blanc et des assiettes de saucisses et de choux rouges. Feric ne récrimina pas à l’égard de la nature des aliments qui allaient lui être présentés ; il y avait des circonstances où l’on avait bien gagné le droit de manger de la viande, et celle-ci en était assurément une.
« Et maintenant, Feric Jaggar, dit Bogel quand le serveur se fut retiré, qui êtes-vous, quel est votre but dans l’existence et où comptez-vous aller ?
Feric lui relata ses origines et l’histoire de sa vie, ce qui était loin de faire un récit compliqué et de longueur excessive. Ils étaient à peine servis qu’il informait déjà Bogel de sa destination immédiate : Walder. Mais il se rendait compte que ses buts étaient devenus un sujet d’une amplitude quasi cosmique depuis les événements de l’après-midi, à croire qu’il s’éveillait d’un sommeil aussi long que son existence. Pour la première fois, il avait éprouvé la pleine dimension de son être, l’étendue du pouvoir que recelait sa forte volonté. La mission de sa vie avait toujours été claire : servir au mieux et par tous les moyens la cause de Heldon, de la pureté génétique et de l’humanité pure. Le difficile avait été de découvrir comment faire progresser cette cause sacrée. Maintenant, il songeait aux moyens de réaliser le triomphe final de Heldon et de l’humanité pure au travers de sa propre destinée. Il y avait de quoi être décourage par l’étendue et la complexité du problème, mais Feric était habité par la certitude d’avoir été choisi entre tous par le destin pour accomplir cet ultime acte d’héroïsme.
C’est ce qu’il tenta d’expliquer à Bogel ; le petit homme hochait la tête et souriait d’un air entendu, comme si les paroles de Feric n’avaient fait que confirmer une conviction déjà ancrée dans son esprit.
« Moi aussi, je sens l’aura du destin autour de vous, dit-il. Je le sens d’autant plus vivement que c’est une qualité dont je suis manifestement dépourvu. Nous servons la même noble cause avec une ferveur patriotique identique, et je me flatte d’être intellectuellement votre égal. De surcroît, je me suis entouré d’un petit groupe de partisans qui me considèrent comme leur chef. Mais, à vous écouter parler et à voir vos paroles galvaniser à ce point des inconnus, je trouve absurde que le Parti de la Renaissance Humaine ait un autre secrétaire général que vous. Je suis très à même d’édifier des théories, de planifier, d’organiser, mais il me manque ce nimbe du destin qui est votre apanage, mon cher Feric. J’ai la faculté de régir, mais vous avez le pouvoir d’inspirer. »
Feric pesa les paroles de Bogel, avec plus de gravité peut-être que celui-ci n’en avait mis. Il était certes intelligent, mais sa faiblesse majeure était de se croire plus intelligent encore. La signification profonde de ses propos était claire : il entendait voir Feric commander, lui-même jouant les éminences grises. Il méconnaissait ainsi une des grandes leçons de l’Histoire : Un homme peut fort bien décider sans être un véritable chef, mais aucun véritable chef n’a à craindre d’être dominé par un tel sous-ordre.
Le visage de Bogel s’illuminait de passion et, à la lueur des flambeaux synthétiques, ses traits revêtaient le masque d’une fureur légitime qui fit se gonfler d’émotion l’âme de Feric.