« Oui ! s’exclama-t-il. Mais qu’en est-il de votre petit parti ?
— Considérez un homme tel que moi, dit Bogel avec une amertume non dissimulée, qui s’aperçoit du danger mortel qui menace Heldon, qui décide de consacrer sa vie à l’accomplissement de son devoir racial, et qui ne peut, en dépit de tous ses désirs, créer autre chose qu’un parti fantoche de trois cents membres ! Cela ne fait-il pas bouillir votre sang ? »
Feric se sentait violemment ému ; certes, il avait correctement jugé les ambitions personnelles de Bogel, mais il avait sous-estimé la force de l’idéalisme de cet homme. Ambition personnelle et fanatisme se révélaient les plus puissants des alliés, quand on les unissait au service d’une cause juste. Bogel ferait certainement un admirable aide.
« Je vous comprends, dit simplement Feric.
— Ensemble, nous pouvons changer le cours de l’Histoire ! s’exclama Bogel avec passion. Nous voyons tous deux clairement le danger, nous voulons, vous et moi, que Heldon soit gouverné par des hommes d’une conviction inébranlable, dénués de toute pitié, disposant des moyens capables d’anéantir les Doms et de soumettre les quasi-humains, et que rien n’arrêtera. Le noyau d’organisation nationale que j’ai construit, je le dépose à vos pieds. Acceptez-vous ? Feric Jaggar, conduirez-vous Heldon à la victoire finale ? »
Feric ne put s’empêcher de sourire légèrement de la grandiloquence de Bogel. N’aurait-on pas cru, à l’entendre, que celui-ci faisait présent du Sceptre Impérial, de la Grande Massue de Held depuis longtemps perdue, au lieu de la direction d’un petit parti minable ? Qui plus est, il ne pouvait s’empêcher de penser que Bogel en rajoutait un peu pour son compte personnel. Pourtant, à un niveau supérieur, ce dernier était parfaitement sincère et son appel était de ceux qu’un homme pur ne refuse pas. Le proverbe dit vrai « À petites causes, grands effets. » Il était entré à Heldon seul et sans amis, il arriverait à Walder chef d’un petit groupe de partisans. Le destin lui avait indubitablement adressé ce signe pour le préparer à sa mission ; il lui appartenait de relever le défi.
« Très bien, répondit-il. J’accepte. Nous prendrons demain le paquebus pour Walder. »
Bogel rayonnait, aussi transporté qu’un enfant par un nouveau jouet. « Magnifique ! s’écria-t-il. J’enverrai un message radio au quartier général du Parti pour préparer votre arrivée. Ceci est l’avènement d’un nouvel âge pour Heldon et pour le monde. Je le sens en mon âme. »
Le ciel était merveilleusement bleu au-dessus d’Ulmgarn et l’air matinal vif lorsque Feric et Bogel embarquèrent sur le paquebus à destination de Walder ; Feric se sentait dispos et plein de vigueur. Contrairement au court et pénible trajet Gormond-Pormi, la traversée de deux jours promettait cette fois d’être fort agréable. Le paquebus borgravien, véritable antiquité ferraillante qui bringuebalait ses roues approximativement rondes sur des routes à peine tracées, avait soumis ses passagers à une véritable torture. Feric avait été enfourné dans ce répugnant véhicule en compagnie d’une authentique basse-cour composée des plus grossiers mutants et hybrides, le tout dégageant pour comble une puanteur d’égout à ciel ouvert. À l’opposé, le Zéphyr d’Émeraude était une machine rutilante et moderne pourvue des plus récents pneumatiques, adaptés à la perfection légendaire des routes helders.
Extérieurement, la cabine apparaissait peinte d’un magnifique vert émeraude discrètement soutaché de brun ; l’acier de la chaudière et de la cabine de pilotage brillait, exempt de toute rouille. À l’intérieur, on remarquait le plancher de sapin, les vitres impeccables, cinquante sièges recouverts de velours rouge peluché, bourrés de tendre duvet, et dont seule la moitié se trouvait occupée, le plus souvent par d’admirables spécimens humains. Tel quel, ce magnifique paquebus constituait un tribut émouvant à l’habileté et à la technologie helders. Une grande partie de la route menant à Walder traversait les vallons sinueux et les bosquets de la Forêt d’Émeraude, contrée réputée pour sa beauté touristique. Bref, Feric ne voyagerait pas seul, perdu au sein d’une horde de bâtards, mais en compagnie de son nouveau protégé, Seph Bogel, et entouré de Helders. Voilà qui promettait d’être un agréable voyage ! Feric et Bogel choisirent deux sièges vers le centre de la cabine, également préservés du bruit de machine à vapeur à l’avant et du tangage excessif de l’arrière ; places de choix prisées des voyageurs expérimentés, l’assura Bogel, qui insista aimablement pour que son nouveau chef occupe le siège proche de la fenêtre.
Tous les passagers une fois embarqués, une hôtesse en tenue verte et brune émergea d’une petite pièce lovée entre la cabine des passagers et l’arrière de la réserve de bois, se présenta comme étant Purfemme Garth, et distribua des coussins à ceux qui le désiraient.
La porte de la cabine fermée, les freins furent desserrés dans un grand sifflement de vapeur ; le moteur emplit la cabine d’une pulsation régulière, grave, puissante, somme toute agréable, et le paquebus sortit lentement de la station.
Le vapeur prenait régulièrement de la vitesse le long des rues d’Ulmgarn, et à la sortie de la ville et de l’autoroute il filait un bon soixante à l’heure, accélérant toujours. Jamais aucun véhicule en Borgravie n’avait atteint cette vitesse, et Feric fut exalté de la sensation physique née de cette allure impétueuse. Le vapeur ne cessa d’accélérer qu’une fois les quatre-vingts kilomètres/heure presque atteints sur la longue portion de ligne droite qui coupait une région agricole magnifiquement cultivée en bordure de la Forêt d’Émeraude qui s’étendait, de plus en plus proche, véritable mur de verdure.
« Regardez ça ! » s’écria Bogel, interrompant la rêverie de Feric. Celui-ci se retourna et vit que Bogel désignait, par-delà la fenêtre arrière du vapeur, quelque chose qui remontait le paquebus à une vitesse incroyable. « Une voiture à essence ! Je parie que vous n’avez rien vu de pareil en Borgravie ! »
Feric connaissait l’existence de cette merveille, sans l’avoir jamais vue. À la différence des paquebus, qui consommaient du bois, facilement disponible, la voiture à essence – entraînée par un moteur dit à combustion interne – usait d’un carburant appelé pétrole. Ce liquide noir devait soit être acheminé par des convois de bateaux armés et blindés depuis les déserts du grand Sud, soit être acheté aux immondes habitants de Zind ; l’une et l’autre solution entraînaient d’énormes dépenses mais permettaient l’utilisation de ce véhicule capable de vitesses fantastiques, proches du cent soixante, consommant un carburant aussi rare que cher. En Borgravie, seule la demi-douzaine d’avions dont disposait le pays en faisait usage, ainsi que les véhicules des plus hautes autorités. Feric n’ignorait pas que de telles voitures à essence existaient en plus grand nombre dans la haute civilisation de Helder ; il s’estima néanmoins très heureux de profiter d’un tel spectacle au début même de son voyage.
En quelques secondes, la voiture à essence avait rattrapé le paquebus et le dépassait, décrivant une large courbe. Feric l’entrevit clairement un très court instant. Le véhicule avait le quart de la longueur du paquebus et un tiers de sa hauteur. L’habitacle ouvert du chauffeur en livrée officielle gris et noir, à la suite du long capot, était prolongé par une petite cabine fermée ne pouvant accueillir plus de six passagers. Ce fut un spectacle vraiment magnifique que cette voiture, dont les ornements noirs tranchaient sur la laque rouge vif, lorsqu’elle atteignit le paquebus, avertit, puis fila rapidement dans un doux grondement pour disparaître là où la route rejoignait la Forêt d’Émeraude.