À ces mots, Feric resta silencieux. Aucun homme n’avait envie, fût-ce en imagination, de contempler le retour du Feu. De ces quelques brèves journées d’holocauste, des siècles auparavant, étaient issus les principaux maux qui dévastaient toujours le monde : la contamination génétique de la race humaine, les vastes déserts radioactifs qui recouvraient tant de régions du globe, l’existence des Doms fétides. Le vieux monde était mort au Temps du Feu ; le nouveau monde qui en était né n’était que pâle et chétive imitation de la gloire des Anciens. Les hommes purs maudiraient le Temps du Feu aussi longtemps que survivrait leur race.
Mais un jour viendrait, au cours même de leur propre vie, qui verrait les hommes purs reprendre irrévocablement le clair chemin d’un Nouvel Âge d’Or ; Feric en fit à soi-même le serment solennel, alors que le vapeur l’emportait vers le nord à travers les bosquets majestueux de la Forêt d’Émeraude.
Le soleil déclinant, un crépuscule au rouge profond et de longues ombres noires envahirent la forêt, prêtant aux épais taillis d’arbres noueux des formes quelque peu menaçantes et sinistres ; longtemps avant la tombée de la nuit, la Forêt d’Émeraude emprunta tous les aspects d’une forêt nocturne. Loin de lui ôter de sa beauté, le demi-jour en rehaussait la grandeur, imprimant à son charme un caractère encore plus sauvage et plus sombre.
Le paquebus s’enfonçait dans la forêt, tel un objet isolé dans l’espace et dans le temps ; seule apparaissait réelle l’immensité sylvestre dans laquelle il semblait glisser furtivement, comme une créature échappée de son milieu naturel.
Mais, alors que le vapeur négociait avec prudence un virage particulièrement difficile, cette atmosphère d’évasion mystique se trouva soudain brutalement déchirée. Là, sur l’épaulement de la route, la voiture rouge qui les avait dépassés avec tant de panache quelques heures auparavant gisait retournée comme la carapace d’un énorme scarabée mort, ses pneus en lambeaux, son corps de métal tordu et éventré, déchiqueté par les balles. On ne distinguait plus aucun corps.
Un grand brouhaha emplit la cabine du vapeur, qui s’arrêta près de la carcasse dans un grand sifflement de freins. Un silence inquiétant lui succéda tout aussitôt quand il apparut que l’épave ne recelait plus aucun souffle de vie.
« Certainement l’œuvre de brigands, dit Bogel. C’est une chose qui n’a rien d’exceptionnel dans ces contrées.
— Pensez-vous que nous risquions d’être attaqués ? » s’enquit Feric. Il ne ressentait aucune peur, seulement une curieuse excitation qu’il ne s’expliquait pas.
« Difficile à dire, répondit Bogel. S’attaquer à une petite voiture à essence est une chose ; arrêter un vapeur de cette taille en est une autre. Seuls les Vengeurs Noirs à motocyclette sont en fait capables de cela, et, d’après ce que je sais, ils en ont surtout après l’essence. C’est pourquoi il me paraît peu probable de les voir attaquer un vapeur. »
Le chauffeur se garda d’ouvrir la porte de la cabine des voyageurs ou de descendre de la sienne ; les agresseurs pouvaient fort bien se cacher sous le couvert. À l’abri à l’intérieur du vapeur, quelques minutes lui suffirent pour inspecter l’épave et s’assurer qu’aucun survivant n’apparaissait alentour. Il relâcha les freins, remit la vapeur, et le véhicule reprit sa route. Dans le compartiment, l’atmosphère, lourde d’inquiétude, dénotait cependant aussi la fermeté et la détermination qui convenaient à de hardis Helders.
Le vapeur poursuivit sans incident son chemin pendant la demi-heure qui suivit, et l’esprit des voyageurs se détendit graduellement au fur et à mesure que les minutes passaient sans événement fâcheux. Plus avant, la route empruntait un goulet entre deux collines, ancien lit de rivière qui servait à présent de voie naturelle pour pénétrer dans les profondeurs de la forêt.
Comme le vapeur franchissait ce canyon miniature, un stupéfiant vacarme couvrit la pulsation de la machine à vapeur ; de petites détonations aiguës et saccadées toussèrent dans la nuit. On eût dit une troupe de chats sauvages géants et métalliques pistant leur proie. Cela s’amplifia jusqu’à exploser en un grondement assourdissant qui fit trembler jusqu’à la moindre molécule de matière.
Soudain, une horde de machines fantastiques jaillit des bois, à une vitesse effarante, au milieu d’un prodigieux nuage de poussière et de pierres, précédée de l’horrible son annonciateur. Chaque machine se composait de deux grandes roues reliées par des tubes d’acier ; la roue arrière était entraînée par une chaîne de transmission reliée à un moteur à essence chromé et hurlant placé directement entre les jambes du cavalier ; la roue avant, enserrée dans une fourche pivotante, était manœuvrée par une barre bifide ouvragée dont le cavalier serrait les deux grandes poignées. Il y avait là deux douzaines de motos pour le moins, toutes festonnées, garnies et ornées selon les goûts de chacun de scintillantes émaillures rouges, noires ou blanches ; des plaques de protection en chrome luisant ; des tuyaux et des grillages baroques ; des sièges immenses tendus de cuir ou de peluche en velours ; de grandes sacoches aux motifs extravagants suspendues à la roue arrière ; des queues de métal brillant dressées qui suggéraient toutes sortes de poissons et de volatiles. C’était un spectacle incroyable de puissance, de métal, d’allant, d’éclat, de mouvement et de couleur où prédominait le noble insigne du svastika, tel un emblème unificateur.
Cette magnifique troupe de machines rutilantes déboula sur la route et se jeta à la poursuite du vapeur dans une magistrale envolée de puissance et de grâce. Presque instantanément, les motocyclistes furent à la hauteur du vapeur, l’encerclant en proue et en poupe, à droite et à gauche, et Feric put clairement discerner quelle sorte d’hommes enfourchaient ces héroïques étalons de métal.
Des hommes assurément dignes de leurs machines ! De grands types robustes, aux vêtements de cuir brut noir et brun, portant de flamboyantes capes de couleur, brodées de svastikas, de têtes de mort, d’éclairs et autres motifs virils, qui flottaient derrière eux comme autant d’orgueilleuses banderoles. D’abondants ornements métalliques : chaînes, plaques, médaillons, décoraient leurs costumes ; leurs larges ceintures cloutées soutenaient des dagues, des pistolets et de formidables massues. Certains portaient des casques d’acier chromé ou émaillé, mais la plupart laissaient flotter librement leurs fières chevelures blondes.
« Les Vengeurs Noirs ! gémit Bogel.
Magnifique ! » s’écria Feric.
Il percevait très bien la peur des passagers dans la cabine ; à ses côtés, Bogel était pâle et nerveux. Certes, il était logique, il l’admettait, d’éprouver une certaine inquiétude à la vue de ces gens ; pourtant, quelque chose dans leur fougue et leur allant, la brutalité virile du spectacle, le fit frissonner. Barbares, certes, mais quels magnifiques barbares !
Ayant presque entièrement encerclé le vapeur, quelques Vengeurs Noirs sortirent leurs pistolets et tirèrent des coups de semonce en l’air ; les détonations semblèrent amorties par le puissant vacarme des moteurs. Leur signification n’en parut pas moins claire au chauffeur du vapeur ; il écrasa les freins, lâcha la vapeur, et le véhicule s’arrêta, tout soufflant, sur le bord de la route. Aussitôt, les motocyclistes bouclèrent le cercle et, alors que le gros des Vengeurs demeuraient sur leurs machines tournant au ralenti, grondant toujours comme une meute de chiens de métal, une douzaine environ, mettant pied à terre, plantèrent leurs engins sur leurs béquilles et convergèrent d’un air désinvolte vers la porte de la cabine, les mains encombrées de pistolets et de massues. Il se fit un grand martèlement contre la porte et une puissante voix rauque mugit : « Ouvrez aux Vengeurs, ou nous allons ouvrir cette boîte de conserve à mains nues et vous manger tout crus ! »