Une bonne douzaine de cabanes s’élevaient, disposées au hasard dans la clairière. Piètres demeures ; parmi les plus présentables, certaines avaient été dotées de portes en fer-blanc et de petites fenêtres empruntées aux vapeurs et aux voitures à essence naufragés. L’une d’elles, plus grande, se détachait du lot, ainsi que deux grandes remises en tôles rouillées. Derrière ce semblant d’installation s’ouvrait une grotte, selon toute apparence habitée ; en témoignaient un sentier battu et divers débris épars. Bref, un camp misérable qui attestait néanmoins une connaissance sommaire de l’architecture.
Stopa atteignit le centre du campement et arrêta sa machine dans un effet de cirque : actionnant la béquille d’un coup de pied et coupant le contact, il la fit tournoyer sur place. Elle s’immobilisa en équilibre dans un nuage de poussière. Quelques secondes plus tard, les autres motocyclistes exécutaient le même numéro.
Sans attendre Stopa, et au moment même où la moto s’arrêtait, Feric mit pied à terre, entendant ainsi priver le chef des Vengeurs de la possibilité de l’en empêcher ou, au contraire, de lui en donner l’ordre. Stopa parut ignorer la signification de ce geste. Il descendit simplement, posa ses mains sur les hanches et jeta un regard dur à ses hommes alors que, quittant leurs machines, ils formaient un vague demi-cercle autour de leur chef. Bogel, tremblant et hébété, émergea de cette troupe en titubant et s’immobilisa aux côtés de Feric.
« C’est de la folie, Feric ! déclara-t-il. Ces sauvages vont sûrement nous massacrer pour se repaître ensuite de nos restes. Quelle course ! Dans quelle écurie ne sommes-nous pas ! En quelle compagnie nous avez-vous encanaillés ! »
Feric décocha à Bogel un regard d’une telle noirceur que le petit homme se tut instantanément, les genoux tremblants. Bogel avait tendance à recourir aux mots là où le silence constituait la meilleure arme. Il avait besoin de davantage de plomb dans la cervelle.
« Bon ! aboya Stopa. Ne restez donc pas là les bras ballants ! Nous avons un rite à préparer ! »
Aussitôt les Vengeurs s’attelèrent à la tâche. Une équipe s’enfonça dans les bois, d’autres allèrent chercher dans leurs cabanes des brassées de torches longues de trois mètres, pointues à leur extrémité inférieure. Deux Vengeurs se dirigèrent vers la grande cabane pour reparaître en roulant devant eux un énorme tonneau de bois. D’autres grandes torches furent apportées, jusqu’à ce qu’il y en ait des douzaines au centre de la clairière. Le premier groupe revint des bois les bras chargés de branches et de bûches, qu’ils commencèrent à rassembler pour un grand feu de joie. Le tonneau, enfin, fut redressé, et le couvercle ôté révéla un océan d’épaisse bière brune. Des vivats retentirent, et chaque Vengeur plongea un hanap en bois, le ressortant débordant de bière, qu’il avalait d’une grande lampée pour recommencer aussitôt, afin de se fortifier dans l’accomplissement de ses tâches. Ainsi revigorés, les Vengeurs disposèrent rapidement les torches de façon à dessiner un grand cercle au centre duquel se dressait l’impressionnant tas de fagots.
Pendant tout ce remue-ménage, Stopa était demeuré auprès de Feric et de Bogel, silencieux, les mains aux hanches dans une altitude fière, ne daignant pas se joindre aux travaux et ne buvant pas de bière avec les autres. Il se dirigea ensuite vers sa moto, l’enfourcha et mit le moteur en marche. Alors que l’engin bondissait, il se pencha et cueillit au vol une torche. Il y mit le feu avec un briquet puis, contournant à toute vitesse le cercle, il enflamma les torches les unes après les autres, jusqu’au moment où le centre du camp des Vengeurs ne fut plus qu’un cercle incandescent qui lançait des langues de flammes et des étincelles dans les profondeurs infinies de la forêt. Stopa dirigea alors son engin à l’intérieur de l’anneau de feu, droit sur la pile de bois élevée en son centre. D’un mouvement étourdissant de rapidité, il fit pivoter sa moto hurlante autour de son pied droit, repartant instantanément dans l’autre sens, tout en jetant sa torche dans le bûcher, qui s’enflamma. Puis il arrêta dans un grand crissement de freins son engin à côté du tonneau de bière, mit pied à terre, et plongea sa tête dans le liquide fermenté. Il garda la tête immergée dans la mousse un long moment, puis se releva en faisant claquer ses lèvres.
« Dans le cercle, microbes ! rugit-il. Nous allons savoir ce soir si nous avons un nouveau frère ou un cadavre ! »
Les Vengeurs se groupèrent à l’intérieur du cercle de torches, face à Stopa et au feu crépitant qui faisait rage derrière lui. Alors que Feric conduisait Bogel dans le cercle de feu, celui-ci lui fit une grimace espiègle, disant : « Bien ; je suppose que, si je dois mourir ce soir, autant que ce soit avec une auréole de gloire. Apparemment, vous partagez mes goûts. »
Feric lui assena une claque sur l’épaule alors qu’ils approchaient de Stopa ; au-delà de certaines limites, on ne pouvait nier que Seph Bogel était fait de bonne étoffe.
Stopa exhiba son immense massue et s’appuya sur elle d’un air insolent comme s’il se fût agi d’une canne. « Voilà, Feric Jaggar ! cria-t-il. Tout est très simple. Vous êtes à l’intérieur du cercle de feu et vous n’en sortirez que Vengeur ou cadavre. Si vous survivez – ce qui ne sera pas le cas –, vous deviendrez un Vengeur avec le droit de me défier en combat loyal. Tel est le jeu, moustique : on ne vous demande que de survivre à trois épreuves, l’épreuve de l’eau, l’épreuve du feu, l’épreuve du fer. Commençons tout de suite. Apportez la grande corne ! »
Un grand Vengeur à la barbe blonde, au justaucorps noir rehaussé d’un svastika cramoisi, sortit du cercle de torches. Il revint rapidement, porteur d’une corne à boire de proportions réellement héroïques. Ce récipient, entièrement ciselé, orné de têtes de cerfs, d’aigles, de svastikas et de serpents dressés, apparaissait taillé d’un seul bloc dans le même bois sombre que les autres, mais ses dimensions en étaient triples, et sa contenance de peut-être quatre ou cinq fois celle des chopes habituelles de taverne.
Stopa saisit la grande corne à boire, la plongea dans le tonneau de bière, et la ressortit pleine à déborder, ruisselante de mousse. Il l’éleva à deux mains et déclama : « Quiconque ne peut vider cette corne de bière sans reprendre son souffle n’est pas homme à devenir un Vengeur. »
Il tendit la corne à Feric, puis sortit son pistolet. Si lourde était cette corne à boire qu’il fallut à Feric ses deux mains pour la maintenir en équilibre.
« Vous la buvez cul sec, Feric Jaggar, dit Stopa, et vous subissez ensuite l’épreuve de l’eau. » Il pressa la gueule de son pistolet à la base du crâne de Feric. « Mais, si vous reprenez votre souffle avant qu’elle ne soit vide ce souffle sera votre dernier. »
Feric sourit crânement. « Je dois admettre que la route a quelque peu desséché ma gorge. Je vous remercie de votre magnanime hospitalité. »
Ayant dit, Feric vida ses poumons, aspira une profonde goulée d’air, et, portant la corne à ses lèvres, engloutit une énorme rasade de bière épaisse et forte. Sa bouche et sa gorge une fois emplies jusqu’à en étouffer, il ingurgita le liquide, immédiatement remplacé par une autre goulée. La seconde rasade suivit immédiatement la première dans le gosier de Feric pendant qu’il en ingurgitait une troisième, il établit ainsi un rythme rapide d’ingestion et de déglutition tel que la bière coulait de la corne dans sa bouche, sa gorge et son estomac en un torrent ininterrompu.
Feric avalait la bière de plus en plus vite, presque à la limite de la suffocation, car il sentait tout à la fois une douleur envahissant ses poumons et le métal froid du pistolet de Stopa appliqué sur son cou. Sa tête se mit à tourner et ses genoux parurent prêts à fléchir, tant par manque d’air que par excès de boisson. Mais il rassembla, du fond de lui-même, ses dernières réserves de volonté, et sentit alors sa puissance psychique repousser héroïquement la douleur de sa poitrine, l’engorgement de son gosier et la faiblesse de ses genoux. Il redoubla d’efforts, engloutissant des océans de bière. Après ce qui lui parut une éternité, par le bourdonnement de ses oreilles, la douleur de sa poitrine, le pistolet contre sa tête et le torrent suffocant de bière dans sa bouche et sa gorge, la corne livra enfin sa dernière goutte.