La voiture noire de commandement portait pour tout ornement de petits drapeaux du Parti au-dessus des roues avant. À l’avant de la voiture avaient pris place deux Chevaliers du Svastika en uniforme : le chauffeur, et un homme de troupe à sa droite pour respecter la symétrie. À l’avant de l’habitacle ouvert, Seph Bogel et Sigmark Dugel. Derrière eux, sur un siège surélevé, Feric. Bogel, Dugel et Feric avaient revêtu l’uniforme dessiné par ce dernier pour l’élite du Parti. Il était de cuir noir, assez ajusté, souligné de dorures chromées, et se fermait sous le menton par des agrafes rouges ornées de svastikas blancs et noirs. Les brassards et les capes étaient identiques à ceux des Chevaliers du Svastika, à l’exception des casquettes de cuir noir mieux coupées, aux étroites visières chromées, sur lesquelles brillaient les armes argentées du Parti et le svastika noir.
Suspendue à la taille de Feric au moyen d’une large ceinture garnie de clous chromés, la Grande Massue de Held, polie comme un miroir.
C’est ainsi qu’il entrerait dans la deuxième ville de Heldon – à la tête d’une fracassante troupe d’assaut dont il avait soigneusement orchestré son, puissance et couleur, pour exalter l’âme des spectateurs.
De fait, alors que la procession atteignait la banlieue sud de Walder, sa vitesse réduite à cinquante kilomètres à l’heure, elle avait déjà regroupé à sa suite quelques motocyclettes privées, des voitures à essence, et même quelques cyclistes, pédalant comme des damnés pour ne pas se laisser distancer. Feric réalisait que seule la vision prodigieuse de ces hommes en uniforme, cinglant à toute vitesse, les avait attirés et non une quelconque loyauté envers le Parti, puisque les nouvelles couleurs n’avaient en fait jamais été exhibées ; pourtant, ceux qui réagissaient à cette vue avec un tel enthousiasme fervent ne pouvaient être que des hommes animés de l’esprit authentique de Heldon.
Par quelque sixième sens – abstraction faite du vacarme que projetait la colonne comme s’il se fût agi d’un héraut devant elle – les gens de Walder, avertis de son arrivée, s’étaient regroupés devant leurs propres et solides maisons de pierre pour voir défiler la voiture de Feric. Les rues de béton immaculé, les maisons claires entourées de pelouses et de massifs de fleurs, les robustes travailleurs aux tenues bleues, grises et brunes, les commerçants dans leurs tuniques blanches soulignées de divers ornements, les enfants aux joues rouges – tous présentaient un aspect fort plaisant aux yeux de Feric. Le spectacle témoignait en faveur de la qualité génétique des Helders et de la vie saine de la cité ; il était réconfortant de voir tant de magnifiques spécimens de véritable humanité vivre dans un environnement aussi net.
À mesure que la colonne s’enfonçait dans la ville, la foule sur les trottoirs se faisait plus dense. Les résidences de quatre à cinq étages avaient progressivement succédé aux maisons particulières ; construites également en brique, la plupart étaient brillamment colorées, et s’ornaient de toutes sortes de façades de bois ouvragé et de balcons privés. Des arbres et des massifs créaient des zones d’ombre, offrant au regard un spectacle apaisant. Les habitants de ces quartiers semblèrent à Feric un peu moins prospères, leurs vêtements un peu plus ternes et les magasins plus rudimentaires. Pourtant, la propreté et l’état d’entretien de l’ensemble restaient exemplaires.
Ici, la rue était plus large, et le trafic dense, composé de véhicules divers, d’un grand nombre de motos, de camions à vapeur de toutes sortes, d’un ou deux paquebus municipaux, fut contraint de céder le passage à la parade motorisée. Chaque fois que la colonne devait faire un écart devant quelque lourd engin, incapable de libérer la route à temps, la voiture de commandement et les motos, sans réduire leur vitesse, contournaient l’obstacle dans un énorme rugissement de moteurs, à la grande joie de la foule amassée sur les trottoirs, qui lançait alors des acclamations spontanées. L’armada dépenaillée de cyclistes et des divers véhicules à moteur qui fermait la marche s’efforçait toujours de suivre de son mieux la parade.
La proportion de magasins par rapport aux immeubles résidentiels augmentait au fur et à mesure de la progression de la colonne dans le centre de la ville. Les bâtiments, plus imposants, comptaient quelquefois dix et même quinze étages. Ils étaient construits en brique, béton ou ciment, avec des façades de marbre, de cuivre ou de pierre sculptée. Au rez-de-chaussée, ces bâtiments abritaient des boutiques dont les larges vitrines offraient une grande variété de produits : victuailles, habillement, moteurs à vapeur à usage domestique et appareils ménagers, fournitures domestiques de toute nature, peintures et tapisseries, statues, jusqu’à des voitures à gaz pour quelques privilégiés. À en juger par les bruits de machine qui s’échappaient des étages supérieurs et les ouvriers affairés que Feric apercevait de temps à autre derrière les plus hautes fenêtres, la partie supérieure de ces grands bâtiments était affectée au commerce et à l’industrie. L’on en pouvait déduire que les produits proposés dans les magasins étaient confectionnés sur place. Cette véritable ruche produisait une grande quantité de poussière, ce qui n’empêchait pas les rues d’être nettes d’ordures, les trottoirs partout magnifiquement entretenus et accueillants. Quel contraste avec les horribles fosses septiques de Gormond ! Feric devinait ici la puissance de la ville. Nul ne pouvait douter que le génotype racial capable d’édifier de telles cités était supérieur à toutes les autres populations du globe. Le monde appartenait de droit aux Helders en raison de leur puissance d’adaptation et d’évolution.
Dans le centre commercial de la cité, la foule s’arrêtait, impressionnée par le spectacle vrombissant et son déploiement d’écarlate et de svastikas, et nombreux furent, dans cette foule de badauds, ceux qui hurlèrent spontanément leur approbation. Pourtant, tous pratiquement ignoraient la signification de ce défilé et le nom du héros qui passait en grand équipage ; Feric se sentit tenu de récompenser leur adhésion instinctive en leur adressant, de loin en loin, le salut du Parti. Le bon peuple comprendrait assez tôt la signification de ce geste.
Feric fut enchanté de découvrir la cohue qui applaudissait le défilé de voitures au débouché de la Promenade d’Émeraude, large boulevard qui traversait le centre culturel et politique de la cité : une foule à l’échelle des proportions héroïques de l’architecture officielle.
Ici, l’on pouvait admirer les témoignages les plus amples, les plus évidents, de la grandeur de la civilisation helder. L’hôtel de ville était un édifice de marbre blanc massif, qui s’ornait de la resplendissante volée d’un escalier monumental. Sur chaque colonne de sa façade se dressait une statue de bronze représentant quelque personnage de l’histoire de Heldon, et le bâtiment lui-même était surmonté d’un grand dôme de bronze vert-de-gris. Chacun des huit amphithéâtres du Théâtre municipal arborait en façade une colonnade à frontons habillés de bas-reliefs aux sujets idoines, conférant à l’édifice tout entier la légèreté d’une pièce montée. Le musée des Arts décoratifs ne comptait que trois étages, mais son dessin lui donnait l’apparence d’une suite d’ailes s’étirant dans toutes les directions, comme sous l’effet d’une poussée naturelle. Le style en variait imperceptiblement d’une aile à l’autre, chacune d’elles étant décorée de sculptures appartenant à des périodes différentes, de telle sorte que l’extérieur annonçait les multiples merveilles de l’intérieur.