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Tous les biens terrestres de Feric tenaient dans un sac de cuir qu’il portait sans effort ; cela lui permit d’éviter la gare crasseuse et de s’engager directement sur l’avenue d’Ulm, constituant le chemin le plus direct vers le pont sur l’Ulm, une fois passée la nauséabonde petite ville-frontière. Aujourd’hui, il allait enfin laisser derrière lui la porcherie borgravienne, pour revendiquer ses droits d’humain génétiquement pur et de Helder, nanti qu’il était d’une généalogie irréprochable remontant à douze générations.

Le cœur empli de ses desseins, pratiques ou idéologiques, Feric parvint presque à ignorer le spectacle sordide qui assaillit ses yeux, ses oreilles et ses narines alors qu’il remontait à grandes enjambées le boulevard de terre battue en direction de la rivière. L’avenue d’Ulm n’était guère plus qu’un fossé fangeux entre deux rangées de cabanes rudimentaires, faites pour la plupart de planches disjointes, de claies et de tôles rouillées. Cette artère si remarquablement dénuée d’agrément semblait pourtant faire l’orgueil et la joie des habitants de Pormi, à en juger par les frontons de ces bâtiments insalubres qui s’ornaient de toutes sortes d’inscriptions criardes et d’illustrations naïves vantant les articles disponibles à l’intérieur, produits locaux en majeure partie, ou rebuts de fabrication de la civilisation supérieure d’outre-Ulm. De nombreux boutiquiers avaient dressé des étals garnis de fruits visiblement pourris, de légumes souillés et de viandes couvertes de chiures de mouches ; et ils bonimentaient à perdre haleine, s’adressant aux créatures qui encombraient la rue et qui, pour ne pas être en reste de vacarme, chicanaient et piaillaient pour les amadouer.

L’odeur rance, les jacassements éraillés et l’atmosphère uniformément viciée de l’endroit rappelèrent à Feric la grand-place du marché de Gormond, capitale de la Borgravie, où le destin l’avait relégué pendant tant d’années. Enfant, on l’avait tenu à l’écart du quartier indigène ; adolescent, il avait mis tous ses soins, et pas moins d’argent, à éviter ces parages autant que faire se pouvait.

Évidemment, il ne lui avait jamais été possible d’échapper au spectacle de toutes les variétés de mutants qui s’entassaient dans les moindres recoins de Gormond, aussi le capital génétique de Pormi ne lui semblait-il nullement moins dévalué que celui de la capitale. Comme à Gormond, les épidermes de la populace composaient une palette démente de mutations et de métissages. Peaux-Bleues, Hommes-Lézards, Arlequins et Sanguins en étaient les éléments de base ; au moins se conformaient-ils à leurs propres normes raciales… Mais les mélanges les plus divers prévalaient – un Homme-Lézard aux écailles non pas vertes, mais bleues ou violacées ; un Peau-Bleue tacheté comme un Arlequin ; un Homme-Crapaud dont la face pustuleuse tirait sur le rouge.

La plupart des mutations plus grossières se rectifiaient d’elles-mêmes, ne fût-ce que parce que deux catastrophes génétiques de cette importance chez un même individu n’aboutissaient généralement qu’à un fœtus non viable. Beaucoup des boutiquiers de Pormi étaient des nains de tous acabits – bossus, couverts de poils noirs et raides, atteints d’atrophies crâniennes et, souvent, victimes de mutations épidermiques secondaires – et dans l’incapacité de fournir un travail plus soutenu. Dans une si petite ville, les mutants les plus inconcevables étaient moins visibles que dans ce qui prétendait être la métropole borgravienne. Néanmoins, alors qu’il se frayait un chemin à coups de coude dans la foule pestilentielle, Feric aperçut trois Têtes-d’Œuf dont les crânes nus et chitineux rougeoyaient sous le chaud soleil, et il frôla un Perroquet. La créature se retourna d’un bloc au contact de Feric, faisant claquer son grand bec osseux d’un air indigné, avant de reconnaître à qui elle avait affaire.

Aussitôt, bien entendu, le Perroquet baissa ses yeux chassieux, cessa de claquer ses dents ignoblement mutantes et murmura un fort humble « Mille pardons, Purhomme ».

Feric ne lui accorda pas la moindre attention et reprit rapidement sa route, le regard résolument fixé droit devant lui.

Mais, quelques dizaines de mètres plus loin, une vague sensation familière s’insinua furtivement dans son esprit ; il éprouva un flottement, sachant de longue expérience que cette émanation psychique signalait à coup sûr la présence d’un Dominateur dans les parages. Inspectant la rangée de cabanes sur sa droite, ses yeux lui confirmèrent amplement la proximité d’un Dom, dont le champ de dominance n’était certes pas le plus évanescent qu’il eût jamais rencontré.

Cinq échoppes s’alignaient sur la rue, aux destinées desquelles présidaient trois nains, un Homme-Crapaud métis à peau bleue et pustuleuse, et un Homme-Lézard. Tous arboraient l’expression molle et les yeux morts caractéristiques des mutants prisonniers de longue date d’un champ de dominance. Leurs boutiques offraient de la viande, des fruits et des légumes, dans un état de putréfaction tel qu’ils auraient dû être invendables, même selon les critères borgraviens. Et, pourtant, des hordes de mutants et de métis s’agglutinaient autour des étals, enlevant ces denrées putrides à des prix vertigineux, sans même faire mine de marchander.

Seule la présence d’un Dominateur dans le voisinage pouvait expliquer une telle conduite. Gormond était infestée de ces monstres, qui donnaient naturellement leur préférence aux grandes cités où abondaient les victimes ; qu’une ville aussi insignifiante fût contaminée démontrait à Feric que l’ascendant exercé par Zind sur la Borgravie dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer.

Sa première impulsion fut de s’arrêter, de débusquer le Dom et de lui tordre le cou ; mais, après mûre réflexion, il décida que la libération de quelques malheureux mutants d’un champ de dominance ne valait vraiment pas la peine de retarder, ne fût-ce que d’un instant, son évasion, tant attendue, du cloaque borgravien. Il poursuivit donc son chemin.

La rue s’interrompit enfin, remplacée par un chemin qui traversait un bosquet de pins maladifs et rabougris aux aiguilles violacées et aux troncs tordus et rongés de chancres. Bien qu’il n’y eût pas de quoi s’extasier devant la beauté du paysage, il n’en constituait pas moins un répit bienvenu après l’infâme tumulte de la ville. Bientôt le chemin s’incurva légèrement vers le nord, et se mit à longer la berge sud de l’Ulm.

Feric fit halte pour contempler le paysage au-delà de la rivière, dont les vastes eaux calmes délimitaient cette portion de frontière entre l’abcès borgravien et la Grande République de Heldon. Sur l’autre berge de l’Ulm s’avançaient en rangs serrés les chênes majestueux et génétiquement purs de la Forêt d’Émeraude. Pour Feric, ces arbres aux gènes sans tache plantés dans la glèbe noire et saine de Heldon symbolisaient la place de la Grande République sur une Terre partout ailleurs abâtardie et dégénérée. De même que le Bois d’Émeraude était une forêt d’arbres génétiquement purs, de même Heldon était une forêt d’hommes génétiquement purs, dressés comme un rempart face aux monstrueux mutants des sentines génétiques qui cernaient la Grande République.

Poursuivant son chemin, il arriva en vue du pont sur l’Ulm, arche gracieuse de pierre taillée et d’acier huilé, produit incontesté de la haute technicité helder. Feric hâta le pas et fut bientôt à même de noter, non sans satisfaction, que Heldon avait imposé aux misérables Borgraviens l’humiliation d’un poste-frontière helder à l’extrémité borgravienne du pont. Le bâtiment qui enjambait l’entrée était peint aux couleurs helder – noir, rouge et blanc – à défaut d’un véritable drapeau, mais aux yeux de Feric il n’en proclamait pas moins fièrement l’interdiction faite à tout non-humain de contaminer un seul pouce de pure terre humaine. Aussi longtemps que Heldon se gardait génétiquement pure et appliquait rigoureusement ses lois sur la pureté raciale, l’espoir demeurait de voir la Terre redevenir un jour le fief de la race humaine.