— Ce n’est pas aussi simple, dit Waffing, qui n’éleva pas la voix malgré une colère contenue. Si les Chevaliers prennent Walder ou marchent sur la capitale, le gouvernement ordonnera à l’armée de nous écraser, et, plutôt que de paraître reculer devant l’ennemi, le Haut-Commandement fera mouvement sur nous et notre cause sera perdue. Nous ne pouvons espérer défaire l’armée dans une guerre civile en règle.
— Je préconise quant à moi la méthode électorale, intervint Bogel. Bientôt auront lieu les élections au Conseil ; les neuf sièges sont à pourvoir. Je suis sûr que nous réussirions au moins à y faire élire Feric. Avec Jaggar conseiller à Heldhime, nous pourrions placer quatre autres hommes lors des élections suivantes, dans cinq ans. »
Le visage mince et luisant de Remler s’empourpra d’indignation, « Il est hors de question d’attendre cinq ans pour prendre le pouvoir ! s’écria-t-il. Combien de gènes seront perdus en cinq ans ? À quelle profondeur parviendra la vermine dom dans le corps de Heldon ? À quelle puissance atteindront les Universalistes ? Il est de notre devoir racial sacré de prendre le pouvoir dans les délais les plus brefs !
— Bien parlé ! » dit Feric. Assurément, il avait fait le choix qui convenait en sortant Remler du rang pour le placer à la tête des S.S. C’était un théoricien brillant en même temps qu’un solide pragmatiste ; il venait de poser on ne peut plus clairement l’impératif moral. Les deux éclairs rouges dont Feric avait fait l’insigne spécial des S.S. convenaient à son style et à son dynamisme ; Remler serait un bon modèle pour l’élite des pur-sang génétiques qu’il était appelé à commander.
Les paroles de Remler confirmaient les qualités du plan déjà établi par Feric. Engager le Parti dans la lutte pour le pouvoir dans le cadre de la légalité électorale décadente serait trahir la cause sacrée de la pureté génétique. Cependant, la campagne politique offrirait à la propagande du Parti un champ d’application précieux et, fait primordial, chaque candidat au Conseil se voyait attribuer une heure d’antenne par semaine à la télévision d’État, temps dont il pouvait user comme il l’entendait.
« J’ai décidé de notre ligne de conduite, déclara Feric. Moi, et moi seul, me présenterai pour un siège au Conseil. Le fait que ma candidature nous donne accès à une heure de télévision par semaine, au service de notre propagande – qui ne devra pas se confiner dans les banalités de la campagne électorale – suffit à me convaincre. Pendant la durée de cette campagne, nous organiserons des rassemblements de masse et des déploiements de force. Nous chasserons les Universalistes des rues avec le poing et le fer, et nous mènerons la vie dure aux Traditionalistes et aux Libertariens. Il ne s’agira pas tant de gagner les élections que d’impressionner les patriotes de Heldon par notre détermination à prendre le pouvoir et notre capacité génétique et idéologique à le garder. Nous attirerons délibérément sur nous la colère de ces crétins d’Universalistes, pour les amener à mettre leurs crânes en position de se faire écraser. Le Parti ne sera pas un instrument pour gagner les élections ; ce sont les élections qui seront un instrument au service de l’accomplissement des buts ultimes du Parti. »
Sur quoi, même Remler l’idéaliste se joignit aux applaudissements de toute l’assemblée. L’instrument de la victoire finale était forgé, il serait manié avec un fanatisme aveugle et une force irrépressible.
Le stade municipal de Heldhime était un grand ovale de béton qui pouvait contenir environ cent mille personnes. Au soir du premier rassemblement de masse des Fils du Svastika dans la capitale, toutes les places disponibles se trouvaient occupées par une masse compacte d’hommes purs. Le sommet de la tribune d’honneur, ainsi que le mur intérieur du stade, étaient pavoisés de resplendissants svastikas rouges, blancs et noirs, qui conféraient à cette réunion une ambiance de fervent patriotisme.
Une tribune avait été dressée exactement au centre du terrain ; c’était un simple cube de bois peint en blanc, de trois mètres de côté. Juché dessus, l’orateur serait parfaitement visible de tous les coins du stade.
Autour de la tribune, et submergeant le stade, une mer d’uniformes et de feu. Huit mille Chevaliers du Svastika en uniformes de cuir brun se tenaient au garde-à-vous, portant des torches. Au milieu d’eux, deux mille Soldats du Svastika, dans leurs uniformes de cuir noir et leurs capes noires, formaient une grande croix gammée humaine centrée sur la tribune. Comme la formation de S.S., elle, ne portait pas de torches, l’aspect du stade, du haut des tribunes où Feric avait fait placer des caméras de télévision, était celui d’un grand cercle de feu frappé d’un svastika noir géant qui brillait comme un métal fantastique à la lueur des torches. La tribune, d’un blanc immaculé, se dressait au centre de cet immense svastika noir, comme l’axe de l’univers.
À l’intérieur de la tribune, Feric attendait avec Lar Waffing le début du meeting. Il sentait monter en lui une exaltation presque insupportable ; ce rassemblement de masse pour l’annonce de sa candidature constituait le point culminant de la semaine la plus excitante qu’il eût vécue depuis son entrée à Heldon. Sa première visite à la plus grande ville du monde, à l’architecture majestueuse et à la technologie avancée, avait été fort émouvante en elle-même, mais actuellement Heldhime était à tous points de vue le centre du pouvoir à Heldon. Là siégeait le Conseil, là étaient installés les ministères, le Haut-Commandement et la plupart des entreprises industrielles de la Grande République. La recherche scientifique d’avant-garde et les installations de production y avaient trouvé place. Ici, les rênes du pouvoir attendaient d’être saisies.
Waffing avait introduit Feric dans les cercles de la haute économie et l’avait présenté aux membres importants du Haut-Commandement. De nombreux industriels avaient versé des fonds dans les coffres du Parti, et, comme un seul homme, les généraux s’étaient révélés les ennemis des Universalistes et des Doms ; beaucoup admettaient ouvertement qu’ils avaient toujours rêvé du jour où il leur serait ordonné d’écraser cette vermine. Feric les avait quittés sur la promesse solennelle que, aussitôt qu’il serait devenu chef de Heldon, leurs vœux seraient exaucés.
La réputation de Feric l’avait précédé dans la capitale, et de petits groupes de citoyens se formaient autour de lui dès qu’il apparaissait en public. Des officiers qu’il n’avait jamais vus lui adressaient avec enthousiasme le salut du Parti. S’étant rendu au théâtre, il avait vu le public, debout, le gratifier d’une ovation de trois minutes alors qu’il prenait place dans sa loge.
Aussi attendait-il le début du meeting avec un enthousiasme anticipé et une absolue confiance en lui-même.
Alors que débutait la retransmission télévisée, Lar Waffing, massif et impressionnant dans son uniforme noir et sa cape à croix gammée rouge, lui serra la main afin de lui souhaiter bonne chance, puis gravit l’escalier en soufflant pour apparaître à la tribune, accueilli par un tonnerre d’applaudissements et une forêt de saluts. L’heure fixée par le destin avait sonné ! À cet instant même, Bogel se préparait à parler dans le Parc de Walder’s Arn, où des milliers de gens se pressaient autour du récepteur public pour entendre le discours de Feric. À la lueur des torches, autant de meetings semblables se tenaient autour des récepteurs publics de chaque ville, bourgade ou village de Heldon, et les cadres des Fils du Svastika se préparaient à cet instant même à annoncer Feric.
Waffing s’approcha du micro et, du geste, commanda le silence, qui s’établit aussitôt dans le stade bondé. L’introduction de Waffing fut étonnamment courte et concise :