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Des sentiers rayonnant de plusieurs directions convergeaient sur le poste-frontière et, fait étrange, une troupe pitoyable de mutants et de métis était alignée devant le portail d’entrée, gardée par deux douaniers purement décoratifs, simplement armés de leurs massues d’acier réglementaires. Étrange en vérité, la plupart de ces créatures n’ayant même pas le moindre espoir de passer un examen, fût-il superficiel, devant quelque aveugle crétin. Un Homme-Crapaud suivait un individu doté d’une articulation supplémentaire des membres inférieurs. Il y avait des Peaux-Bleues, des nains bossus, un Tête-d’œuf et des métis de toutes sortes ; en somme, un échantillon représentatif de la population borgravienne. Par quelle aberration ces pauvres diables pouvaient-ils croire qu’on leur permettrait de traverser le pont vers Heldon ? Voilà ce que se demandait Feric en prenant place dans la queue derrière un Borgravien correctement vêtu et sans tare génétique apparente.

Pour sa part, il était fin prêt pour l’examen génétique approfondi qu’il lui faudrait subir avant d’obtenir le certificat d’humain pur nécessaire à son admission dans la Grande République ; il acceptait l’épreuve de bonne grâce et il en approuvait de tout cœur la rigueur. Bien que son irréprochable généalogie lui assurât virtuellement ce certificat, il avait préalablement, à grand-peine et à grands frais, fait vérifier sa pureté génétique – pour autant que ce fût possible dans un pays peuplé surtout de mutants et de métis mutant-humain et où, assurément, les généticiens eux-mêmes étaient contaminés jusqu’à la moelle. Si ses parents n’avaient pas été l’un et l’autre en possession de leur certificat, si son hérédité n’avait pas été sans tache depuis dix générations, s’il n’avait pas été conçu à Heldon même, mais obligé à son grand dam de naître en Borgravie, où son père avait été banni pour de prétendus crimes de guerre, jamais Feric n’aurait eu la présomption de demander son admission dans la patrie spirituelle et raciale qu’il n’avait jamais vue. Certes, sa qualité d’homme pur sautait aux yeux en Borgravie, et elle avait été entérinée par ce qui tenait lieu de génétique dans cet État bâtard, mais il n’aspirait qu’à la seule confirmation de sa pureté génétique qui comptât vraiment : devenir citoyen agréé de la Grande République de Heldon, dernier bastion du pur génotype humain.

Comment donc des créatures si manifestement contaminées pouvaient-elles avoir le front de se présenter à la douane helder ? Le Borgravien qui le précédait paraissait typique à cet égard. Bien sûr, son vernis pureté génétique n’était gâté que par l’âcre odeur chimique qu’exhalait sa peau, mais une aberration somatique aussi nette était l’indice certain d’un matériau génétique intégralement contaminé. Le généticien helder le repérerait instantanément, sans même avoir recours à ses instruments. Le traité de Karmak avait obligé Heldon à ouvrir ses frontières, mais uniquement aux humains certifiables. La réponse se trouvait peut-être dans le désir pathétique des métis, même les plus disgraciés génétiquement, d’avoir accès à la fraternité des hommes purs, désir quelquefois assez puissant pour défier la raison ou nier la vérité du miroir.

En tout cas, la queue avançait très rapidement dans le poste-frontière ; sans doute la plupart des Borgraviens étaient-ils rondement examinés, puis refoulés. Feric ne fut pas long à parvenir à la hauteur des gardes, puis à franchir le portail, foulant pour la première fois de sa vie ce qu’il pouvait légitimement considérer comme la terre de Heldon.

L’intérieur de la forteresse était indubitablement helder, offrant un contraste frappant avec tout ce qu’on trouvait au sud de l’Ulm, où un destin contraire avait relégué Feric jusqu’à l’âge d’homme. La vaste antichambre était pavée de belles céramiques rouges, blanches et noires, et des peintures reproduisant des motifs identiques rehaussaient les cloisons de chêne poli. L’endroit était éclairé par de puissants globes électriques. Quelle différence avec les intérieurs de béton sans apprêt et les chandelles suiffeuses des bâtiments officiels borgraviens !

À quelques mètres de l’entrée, un douanier helder à l’uniforme gris quelque peu négligé et aux galons ternis scindait la queue en deux. Les mutants et les métis les plus évidents étaient dirigés vers une porte, à l’autre bout de la salle. Feric approuva de tout son cœur : inutile de faire perdre son temps à un généticien avec des quasi-humains aussi décrépits ! Un simple douanier était parfaitement qualifié pour les rejeter sans autre examen. La minorité d’élus que le garde dirigeait sur une porte proche comprenait certes une forte proportion de cas très douteux, tel le Borgravien malodorant qui précédait Feric, mais rien qui ressemblât à un Peau-Bleue ou à un Perroquet.

En se rapprochant du garde. Feric nota pourtant un fait étrange et inquiétant. Le garde semblait adresser un signe de tête à bon nombre des mutants qu’il aiguillait sur la file de rebut, à croire qu’il les connaissait bien ; de plus, les Borgraviens eux-mêmes se comportaient comme en terrain connu, et comble de mystère, ils n’élevaient pas la moindre protestation contre leur exclusion et ne manifestaient guère plus d’émotion.

Se pouvait-il que l’intelligence de ces pauvres bougres fût tellement inférieure au génotype humain qu’ils se révélaient incapables de conserver un souvenir au-delà d’une journée, revenant donc rituellement jour après jour ? Feric avait entendu dire que cette sorte de comportement mécanique était courante dans les véritables égouts génétiques de Cressie et d’Arbone, mais il n’avait jamais rien observé de pareil en Borgravie, dont le capital génétique était constamment enrichi par l’exil d’authentiques Helders qui, ne pouvant prétendre à la qualité d’humains purs, s’en rapprochaient cependant assez pour relever le niveau génétique borgravien bien au-dessus de ceux d’Arbone ou de Zind.

Feric arrivant en tête de file, le douanier s’adressa à lui d’une voix terne et plutôt excédée : « Laissez-passer de vingt-quatre heures, citoyen ou candidat citoyen ?

— Candidat citoyen », répliqua Feric. De toute évidence, le seul laissez-passer possible pour Heldon ne pouvait être qu’un certificat de pureté génétique ! Ou bien on avait déjà la citoyenneté helder, ou bien on en demandait la certification ; dans ce dernier cas, on se voyait soit reconnaître comme citoyen, soit refuser l’entrée de Heldon. Mais quelle était cette troisième catégorie inconcevable ?

Le garde signifia à Feric de rejoindre la file la plus courte, d’un simple hochement de tête indolent dans la direction indiquée. Toute cette opération prenait une allure qui ne laissa pas d’inquiéter Feric ; il régnait ici une atmosphère quasi palpable de duplicité, de torpeur, une absence totale du mordant et de l’allant traditionnels de Heldon. L’isolement quotidien sur la rive borgravienne de l’Ulm de ces Helders génétiquement robustes exerçait-il une influence subtilement pernicieuse sur leur volonté et sur leur énergie ?

Absorbé par ces mornes pensées, Feric, suivant la file, passa la porte indiquée et pénétra dans une pièce longue et étroite dont les cloisons en sapin étaient décorées avec un goût exquis de gravures délicatement ciselées représentant des paysages caractéristiques de la Forêt d’Émeraude. Un comptoir de pierre noire polie comme du diamant et rehaussée d’incrustations d’acier inoxydable occupait toute la longueur de la pièce, séparant la file de candidats des quatre officiers des douanes qui se tenaient derrière. Ces hommes semblaient de beaux spécimens d’humanité pure, mais leurs uniformes dénotaient une certaine négligence et leur allure n’était guère martiale. Ils avaient plutôt l’air d’employés de bureaux de change ou de poste que de douaniers en garnison dans une citadelle de la pureté génétique.