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Abigaël secoua la tête.

— Il était persuadé qu’on pouvait survivre, se développer normalement en dormant un minimum. Bien sûr, il ne me cite jamais dans son livre, parce que ce porc n’a jamais essayé de me soigner. Au contraire. J’ai été son jouet d’expérimentation. Son cobaye. Au fond, il était dix fois pire que Willemez. C’est pour ça que je lui ai réservé un traitement spécial…

Il ramassa de la paille au sol. La serra entre ses poings, aussi fort qu’il le pouvait.

— Il y avait cette pièce, au sous-sol de l’institut, où il m’emmenait deux fois par semaine. Toutes ces électrodes et ce plateau circulaire… J’étais le seul à y aller, il avait construit ça pour moi, il me l’a avoué quand je l’ai torturé et tué… Il me forçait à rester debout là-dessus, éveillé, avec des fils partout, me répétant que c’était pour me guérir. Le plateau basculait dès que je m’endormais. Mangeain n’essayait pas de prolonger mon sommeil, il cherchait au contraire à le réduire. À faire de moi un être qui ne dormirait quasiment plus. Un éveillé perpétuel.

Il sembla se perdre dans ses pensées. Ses yeux roulaient dans leurs orbites, par petits mouvements rapides et saccadés. Nystagmus, pensa Abigaël.

— Toi, tu venais d’arriver, et moi, ça faisait six interminables mois que j’étais dans cette prison. Nos chambres étaient voisines. Je ne parlais à personne, Mangeain me l’interdisait, j’avais peur de lui. Une fois, t’es tombée par terre devant moi, dans le couloir. J’ai cru que t’étais morte. Tes yeux étaient fixes, et ton bras faisait un angle bizarre par rapport au reste de ton corps. Tu t’es remise à bouger, au bout d’une minute, tu m’as dit que c’était normal, que ça t’arrivait souvent. Tu m’as montré quelques cicatrices. On est devenus amis, on bavardait tous les soirs en cachette. De toi, de ton père, de ta mère décédée, de ta vie dans le Nord. Et moi, je te parlais de ma souffrance. La prison dans laquelle je me trouvais à l’institut, cette pièce bizarre où je passais mes nuits. Tu as promis que tu m’aiderais quand tu sortirais, que tu parlerais, que tu reviendrais me chercher. On s’est coupé le bout du pouce avec un morceau de métal, et on a mêlé nos sangs pour sceller ta promesse. J’y ai cru, Abigaël. Chaque jour après ton départ, je regardais par la fenêtre et je t’attendais. Mais je ne t’ai plus jamais revue. Pas un signe, pas une lettre, rien. Tu m’as oublié, tu m’as abandonné. Tu ne valais pas mieux que les autres.

— J’habitais à l’autre bout de la France. J’étais malade, comme toi. J’en ai sûrement parlé à mon père, j’ai dû tout faire une fois dehors pour t’aider. Mais on n’était que des enfants, des mômes paumés qui se font des promesses. Le centre était l’un des plus réputés de France. Qu’est-ce qu’on pouvait faire contre des adultes ?

— Et alors ? Tu crois que ça excuse tout ? J’ai encore passé six mois dans cet enfer après ton départ. J’étais seul, je t’en voulais à mort, j’en voulais à Mangeain et à Willemez de m’avoir envoyé là-bas. Après avoir été le joujou de Mangeain, je suis retourné au foyer pendant deux ans, je dormais encore moins qu’avant. Willemez m’en faisait baver encore plus et moi, ça me rendait fou, ces nuits sans dormir, sans fermer les yeux. Un jour, j’ai fugué sans papiers. Je n’avais plus de racines, plus d’existence. Je me suis retrouvé dans des hôpitaux, des centres sociaux, j’ai donné une fausse identité, on m’a refait des papiers. J’ai trouvé des petits boulots dans les cantines scolaires, les centres de vacances. Je bougeais tout le temps. J’avais 15 ans quand j’ai rencontré Nicolas Gentil en colonie. On bossait tous les deux dans les cuisines. J’ai vite senti qu’il était pas net. Tout le monde en avait peur, mais personne ne disait rien. Le dernier soir, il m’a coincé dans les bois et m’a forcé à le sucer. Il a éjaculé dans ma bouche.

Il cracha. Abigaël recevait ses paroles en pleine figure comme des rafales de clous.

— Chaque fois que j’y pense, j’ai le goût de son sperme au fond de ma gorge… J’ai mis du temps à me reconstruire, mais j’y suis arrivé. J’ai trouvé un job d’homme de ménage dans un hôpital, j’y ai rencontré la mère d’Alice. On est tombés amoureux, on devait même se marier. Pour une fois dans ma vie, je me sentais bien, en paix. J’étais quelqu’un. Mais quatre mois après notre rencontre, elle m’a plaqué comme un malpropre pour un autre. Je voulais pas la laisser, je traînais en bas de chez elle, je la suivais. Un jour, elle a appelé les flics. Interdiction formelle de l’approcher. Si je l’approchais encore, c’était la taule. J’ai regardé chaque trait de son visage quand elle a brûlé dans sa voiture, il y a trois jours.

Le sang coulait le long de son bras gauche. Il y porta sa main droite et appuya avec une grimace.

— Je suis parti le plus loin possible… Vers le nord. Je ne savais pas faire grand-chose, alors j’ai bossé dans des abattoirs, des boucheries, avant d’être embauché comme garçon de morgue. Faut croire que la viande froide m’attire. Les choses mortes, elles peuvent pas te faire de mal.

Il ricana. Léa tressaillit.

— Et là, je t’ai vue, Abigaël… C’était il y a trois ans. Tu travaillais sur une affaire de meurtre. Tu ne m’as pas reconnu, j’avais la barbe, les lunettes, vingt ans de plus. J’ai découvert qui tu étais devenue, j’ai vu ton portrait dans le journal. Une belle et brillante psychologue, spécialisée dans les affaires criminelles. Tu avais réussi, malgré ta maladie. Une vie agréable, une fille… Moi, je n’avais pas eu cette chance. Chaque fois que je me reconstruisais, on me détruisait… Quand on dort moins de deux heures par nuit, on a le temps de réfléchir à tout ça, tu sais. Au sens de la vie. C’est la nuit que les idées sont les plus noires et que jaillissent les monstres et les démons. Hein, Numéro 4 ?

Léa se blottit davantage contre sa mère. Freddy partit d’un rire qui se transforma en un long raclement de gorge.

— Te voir, ça a ravivé toute cette merde en moi. Comment t’appellerais ça ? Les traumatismes de l’enfance ? J’ai vite pensé à vous faire du mal, à toi, aux autres. Des idées fixes que je n’arrivais plus à m’ôter de la tête, surtout la nuit. Vous deviez payer, tous les quatre. Je voulais vous faire souffrir comme vous m’aviez fait souffrir. Vous détruire au cœur même de votre humanité. J’ai cherché les autres, je les ai retrouvés, c’est tellement facile avec Internet aujourd’hui. Tu tapes les noms, les villes, en quelques clics, tu as les adresses, les photos de famille. Ce que les gens peuvent être naïfs et inconscients… J’ai enquêté un peu. Vous aviez tous des enfants. C’était là que je devais frapper. Vous les prendre, les détruire pour vous détruire. Tu connais la suite… Alice, Victor, Arthur et Léa. L’ordre des enlèvements était important. Partir du plus récent, et remonter dans le passé. C’était toi, finalement, la première à m’avoir vraiment fait mal.

Il considéra longuement la jeune fille de 14 ans.

— Je devais venir la chercher chez vous, à Hellemmes, pendant que tu serais encore et toujours au travail. Tout était prêt. Mais mes plans ont changé au dernier moment. Un coup du destin.

Il fouilla dans sa poche, sortit un petit appareil et le lança devant Abigaël.

— Dictaphone… Planqué sous la table d’autopsie depuis plus de deux ans… Des heures et des heures de conversations. Y a-t-il un meilleur endroit pour se tenir au courant des enquêtes ? Pour connaître les techniques de la police ? La manière dont ils procèdent pour te coincer ? L’ADN, les empreintes, la toxico, les fichiers… J’ai tout appris en écoutant, j’ai bâti mes plans grâce à vous tous… La salle d’autopsie, c’est comme une place de marché, c’est là que toutes les informations transitent sur toutes les affaires. Vous coincez les assassins parce que, la plupart du temps, ils agissent dans la précipitation. Mais si on laisse le temps passer entre deux actions, ça vous déstabilise complètement, vous ne comprenez plus. C’est pour ça que j’ai fait courir trois mois entre les enlèvements. Chaque fois, vous repartiez de zéro. Et moi, ça me permettait de bien réfléchir et de ne pas me faire repérer. Il fallait que je prenne des congés pour chaque kidnapping. Le temps de me déplacer, d’observer, d’agir, de préparer mes épouvantails… Ils vous ont bien déstabilisés, hein, mes épouvantails ? Surtout le dernier, celui avec les longs cheveux blonds. Ceux de ta fille.