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Elle s’appuya sur le rebord du lavabo.

— Où est-ce que tu vas ?

— À l’IML.

— Pourquoi ? Pourquoi tu vas là-bas ?

Abigaël sentit Frédéric sur la réserve. Elle insista et obtint sa réponse.

— Il y avait un corps dans le coffre du Kangoo.

35

Le voyage à la maison d’édition de Josh Heyman avait été fructueux. L’écrivain s’était mutilé pour une raison qu’Abigaël devait absolument découvrir. Quelque chose qui la dépassait était en train de la guider. Mais vers quoi précisément ? Léa et son père étaient morts, ce dernier emportant tous ses secrets avec lui. Alors que cherchait-elle, en définitive ? Quel besoin irrépressible la poussait à aller de l’avant ? Sans doute cette rage sombre, ce même courant de vie fougueux qui l’avait aidée à surmonter les obstacles depuis son adolescence. Quand on apprend que l’on sera narcoleptique probablement jusqu’à la fin de ses jours, il y a deux possibilités : se cogner au mur ou passer à travers.

Aussi, elle connaissait déjà sa prochaine étape : l’hôpital psychiatrique Eugène-Debien. En s’expliquant clairement au téléphone, elle avait réussi à obtenir un entretien avec l’un des médecins qui s’occupaient de Josh Heyman. Elle allait voir l’écrivain les yeux dans les yeux.

Il était plus de 18 heures quand elle rentra à Lille, avec l’idée de préparer un petit bagage et de partir tôt vers la Bretagne le lendemain matin. À raison de moins d’une crise de cataplexie par semaine, elle pouvait conduire à peu près sereinement.

Elle gara son véhicule sur le parking du Champ-de-Mars et gagna la rue Danel. Une voiture de police stationnait devant l’impasse menant à l’immeuble de Frédéric. La présence de ce véhicule pouvait concerner n’importe quel locataire, mais Abigaël eut la certitude qu’ils étaient là pour elle.

Elle se jeta dans l’escalier et grimpa les quatre étages au pas de course, avec l’idée tenace qu’un malheur était arrivé à Frédéric. La porte de l’appartement était grande ouverte. Son compagnon se tenait là, bien droit sur ses jambes, Dieu merci. Il discutait avec un policier au milieu du salon. Un autre homme — Abigaël reconnut un technicien de la police scientifique aux gants et masque qu’il portait — faisait des relevés d’empreintes sur diverses poignées. Tout était sens dessus dessous. Tiroirs ouverts, coussins du canapé retournés, papiers étalés au sol. Frédéric se précipita vers elle quand il la vit immobile sur le palier.

— On a été cambriolés.

Abigaël plaqua ses deux mains devant sa bouche. Frédéric la serra contre lui pour la rassurer.

— L’essentiel, c’est qu’on aille bien, tous les deux…

Il désigna la serrure de la porte.

— Elle a été forcée. Je revenais de la Veuve folie, il y a tout juste une heure. J’ai trouvé l’appartement dans cet état-là.

— Qu’est-ce qu’ils ont volé ?

— À première vue, ta boîte à bijoux et l’argent liquide que j’avais pourtant bien planqué dans le meuble de cuisine. Il y avait environ cinq cents euros. Ils ne se sont pas encombrés avec le matériel, ils n’ont pas touché à mon appareil photo ni aux ordinateurs.

Abigaël s’avança au ralenti. On avait dérobé le collier en or de sa mère et ses bagues.

Le policier vint la saluer.

— C’est une sale période en ce moment pour les habitants. Les bandes des pays de l’Est font des ravages. Souvent, ce sont des voleuses qui agissent. Elles n’embarquent que l’argent, les bijoux, et elles laissent tout le reste. En dix minutes, c’est plié.

Les meubles avaient bougé de place, Abigaël se rappelait les petites marques laissées la veille pour quadriller la pièce. Tout était fichu. Dans leur chambre, les vêtements du dressing gisaient par terre, ainsi que le matelas.

Frédéric l’amena dans la cuisine et lui servit un café noir sans sucre.

— C’est triste, mais ça fait partie de la normalité, de nos jours. Assieds-toi cinq minutes, on va les laisser terminer leur travail.

Il s’installa face à elle. Abigaël roulait des yeux effarés, constatait le chaos. Tout lui paraissait si brutal, si… incohérent. Le premier cambriolage de sa vie.

— Pourquoi tu ne m’as pas appelée pour me prévenir ?

— Tout s’est déroulé très vite, tu sais. Et puis, je ne voulais surtout pas que tu aies une grosse émotion en conduisant.

— Tu crois que ça pourrait être eux ?

— Qui ça, eux ?

— Ceux qui se sont fait passer pour des acheteurs potentiels de ma maison et qui m’ont agressée en mars. Ce Marc Zieman et le type aux allures d’Indien…

— Et ils auraient volé de l’argent et des bijoux ? Non, non. Ils en voulaient au code de ton père. Et le carnet est toujours là-bas, sur le bureau. Ce cambriolage, c’est quelque chose qui arrive à tout le monde, d’accord ? On en gère tous les jours à la caserne. L’immeuble est au fond d’une impasse, c’est une cible de choix pour des voleurs. Un serrurier va passer d’ici une heure pour changer la serrure. Je ferai bientôt mettre une porte blindée, si ça peut te rassurer…

Abigaël se leva soudain, fonça au salon et se planta devant le petit bureau. Trouva le carnet, mais le tiroir était entrouvert. Et vide. Elle se rua au sol, se mit à fouiller dans la paperasse, devant le regard interrogatif des hommes.

— Mes photomontages et mes cahiers de souvenirs et de rêves ! Où sont-ils ?

Elle se redressa, comme folle, et se mit à chercher partout. Les larmes arrivèrent quand elle réalisa leur disparition.

— Ils me les ont pris.

Elle tournait, fixait les visages qui l’entouraient, ronde maléfique d’yeux, de nez, de bouches.

— Tu ne les aurais pas rangés ailleurs ? lui demanda Frédéric.

— Non, ils étaient dans le tiroir, j’en suis sûre.

Titubant, elle se dirigea vers la chambre et s’enferma à clé. Tous l’entendirent pleurer.

— Ils auraient embarqué des cahiers de… quoi ? demanda un policier.

— Des créations artistiques, et des cahiers sur lesquels elle note ses rêves, répliqua gravement Frédéric. Des sortes de journaux de bord, si vous voulez. Elle les a sûrement rangés ailleurs. Excusez-nous, mais avec ce qui vient de se passer…

— C’est normal. Mais pourquoi elle se met dans cet état-là ? Ce ne sont que des cahiers.

— Ils représentent bien plus que ça.

Les enquêteurs terminèrent les relevés, puis Frédéric les raccompagna jusqu’au couloir, avant de leur serrer la main.

— Tenez-moi au courant si vous trouvez quoi que ce soit.

Il ferma la porte comme il put et se précipita vers la chambre. Immédiatement, ses sens se mirent en alerte quand il sentit l’odeur de chair grillée. Ça recommençait. Il tambourina.

— Ouvre !

Abigaël finit par déverrouiller la porte. Les coulées de maquillage sur ses joues lui donnaient l’air d’un clown triste. Sur son avant-bras, une seconde trace rosée et brillante, petit cratère de chair brûlée et boursouflée. Des larmes de douleur lui troublaient la vue. C’était pour Frédéric qu’elle avait le plus mal, parce qu’il la supportait. Pourtant, il ne la blâma pas. Il l’aida à se rasseoir, prit délicatement les cigarettes et le Zippo sur le lit et les déposa sur un meuble en retrait. Puis il disparut dans la salle de bains.

— Il n’y a plus d’antiseptique, fit-il en revenant. Je cours à la pharmacie du coin, je reviens tout de suite. Ça va aller ?

— Ça lance, mais je supporterai.

Il courut comme un diable dans l’escalier. Déchirure électrique : dans un mouvement sec, il venait de se froisser les muscles du deltoïde gauche. L’épaule en vrac, il se précipita dans la rue. Dix minutes plus tard, il était de retour, trempé de sueur, les mains chargées de pansements, de compresses et d’antiseptique. Il défit les emballages, s’appliqua à chacun de ses gestes. Il suffisait d’effleurer la plaie pour qu’Abigaël se torde de douleur.