— On a l’ADN de Freddy dans la base, trancha Lemoine. On va comparer avec celui de ce cadavre, et on saura.
Ils échangèrent quelques minutes sur ce point de l’enquête. Hermand Mandrieux en profita pour glisser une poignée de cheveux dans un tube transparent qu’il bouchonna.
— Ce n’est pas tout, l’auteur des actes s’est aussi acharné sur le visage, fit-il en revenant auprès du corps. Il l’a réduit en bouillie avec un objet lourd, sans nul doute avec ce même cric. Il lui a défoncé la mâchoire et les dents. Et ce n’était pas la balle qu’il cherchait cette fois, il n’avait aucune raison de s’acharner à ce point, sauf s’il…
— … voulait rendre son identification impossible, le coupa Frédéric. Ça explique aussi la nudité. Un véritable boucher.
Abigaël imagina sans peine l’horreur de la scène, cette nuit-là. La balle en pleine tête. Le meurtrier, qui défonce le crâne et le visage à coups de cric… Les bruits d’os… Le sang qui gicle comme un feu de Bengale… Tout cela s’était peut-être passé durant son inconscience, à quelques mètres d’une voiture réduite en bouillie comme ce visage. Patrick Lemoine se gratta le nez en grimaçant.
— Je ne supporte plus cette odeur, bon Dieu !
Hermand Mandrieux lui adressa un sourire amical.
— Je vous épargne la suite de l’examen. Je vais faire les prélèvements pour l’ADN, la toxico, et tout le nécessaire. Attendez dans le couloir ou devant l’IML, si vous voulez.
— Je vais rester jusqu’au bout, lâcha Frédéric.
Abigaël et Lemoine ne se firent pas prier et sortirent. Une fois à l’extérieur, le capitaine de gendarmerie essuya avec un mouchoir la pommade sous son nez et renifla son blouson.
— Je ne supporte vraiment pas les noyés ou les tas de chair qu’on sort de l’eau. Ce que ça pue ! Même après une douche, t’as encore l’odeur incrustée en toi. T’es au lit avec ta femme et elle te demande si t’as bien sorti les poubelles.
Dans un soupir, il alluma une cigarette. Il aspira une grosse bouffée qu’il rejeta par les narines.
— Comment ça va, toi ?
— Comme tu vois. Tu sais bien sûr qu’avec Fred on habite ensemble depuis l’histoire des deux types qui ont débarqué dans ma maison.
— Il m’en a touché un mot, oui. Et je crois que ça le ravit.
Il lui sourit brièvement.
— On prend encore des nouvelles de toi souvent, tu sais ? C’est moche, cette histoire autour de ton père. Cette double identité. Tu ne sais toujours pas à quoi correspond le code secret que tu aurais trouvé dans le bateau ?
— Je reçois régulièrement des e-mails d’internautes qui essaient de le décrypter, en vain. Il n’y a que mon père qui savait le faire, et il n’est plus là.
Abigaël plongea les mains dans ses poches et perdit son regard vers l’autoroute du Nord. Des feux jaunes et rouges s’enfonçaient dans les ténèbres. Elle s’était toujours demandé vers où roulaient tous ces gens, si tard dans la nuit.
— Il y a un trou dans ma vie de trois heures, la nuit du 6 décembre. Trois heures durant lesquelles, au mieux, j’aurais dû me vider de mon sang, vu la violence du choc. Trois heures pendant lesquelles mon père, qui vivait sous une fausse identité, et ma fille, auteure d’une lettre où elle annonce qu’elle va mourir, sont décédés sur une route par laquelle on n’aurait jamais dû passer. Toujours durant ce temps, un type se retrouve nu au fond d’un coffre, le crâne et le visage défoncés à coups de cric et, j’y crois toujours, Freddy s’amuse à trifouiller dans la valise de ma fille pour lui voler son chat en peluche, prenant soin de remettre la clé dans sa poche et de refermer la valise…
Elle souffla un petit nuage de buée.
— C’est comme ton énigme avec l’homme-grenouille. Faut que je comprenne ce qui s’est passé, Patrick. Faut que j’élucide ce sac de nœuds autour de l’accident parce que, sinon, ça va me rendre dingue.
39
Ça faisait deux jours, depuis la visite à l’IML, qu’Abigaël était enfermée dans l’appartement de Frédéric, assise devant son petit bureau aménagé dans un coin du salon. Elle avait acheté un grand panneau en liège sur lequel elle avait punaisé tous les éléments dont elle disposait sur l’accident. Un vrai réseau de neurones et de connexions, parfaitement représentatif du chaos qui régnait dans sa tête.
Elle avait tout d’abord tracé un axe du temps sur une feuille, jalonné de différents événements liés au drame, et l’avait accroché devant elle.
Elle avait par ailleurs rassemblé toutes les recherches sur son père après sa mort. La photo où il posait devant les bateaux, sous laquelle était inscrit au marqueur « Xavier Illinois ». On trouvait aussi son code secret insoluble, ses comptes en banque, ses factures récupérées à Étretat… Un nuage de Post-it tapissait une partie du mur. Recouverts de questions, du genre « Pourquoi le vol du chat en peluche ? » ou encore « Qui est l’inconnu trouvé dans le coffre ? » Elle disposait d’une copie du rapport de l’accident, de quelques photos de la voiture en miettes, des identités des pompiers et des ambulanciers intervenus sur les lieux, ainsi que de l’ensemble du corps médical qui l’avait prise en charge. À droite, sur le bureau, elle avait posé une photocopie de la lettre de Léa trouvée dans les bois et sa montre brisée, les aiguilles bloquées sur 3 h 43.
Abigaël organisait et collait des Post-it quand Frédéric rentra du travail. Il l’embrassa, alla se préparer un café fort et revint s’installer à ses côtés. Il roula des yeux devant cette multitude d’informations et de flèches qui tissaient une immense toile d’araignée.
— Eh bien… si c’est à l’image de ce qu’il y a sous ton crâne, c’est assez effrayant.
— J’essaie de trouver des liens, des éléments qui m’auraient échappé. Tu sais ce que disait Einstein : « Un problème sans solution est un problème mal posé. »
— Je te voyais plutôt citer Lacan ou Dolto.
— Tu sais qu’Einstein avait aussi un problème avec le sommeil ? Enfin, pas vraiment un problème : il était un gros dormeur. Il faisait presque le tour du cadran, contrairement à Napoléon ou Léonard de Vinci qui ne dormaient que quelques heures par jour.
Elle plaça un dernier Post-it sur le haut de son nuage de petits papiers.
— Vous avez eu les retours de la Scientifique ? On sait qui est l’individu du coffre ?
— Non, on ne sait pas. Son ADN ne correspond à aucun enregistrement connu dans le FNAEG. Il n’est donc pas Freddy, leurs profils génétiques ne correspondent pas.
— On pouvait s’en douter.
— On en a au moins la confirmation scientifique. On a jeté un œil au fichier des personnes disparues dans le coin, rien de ce côté-là non plus pour le moment. L’anthropologue a analysé le squelette. Le cadavre aurait la cinquantaine, pour une taille aux alentours d’un mètre quatre-vingts. Squelette avec quelques fractures anciennes, mais aucun signe qui permette de faire des recherches précises. Pour le reste, c’est le grand point d’interrogation. Ce type reste complètement anonyme.
Abigaël grinça des dents. Une autre énigme.
— On en sait un peu plus sur les circonstances du meurtre ?
— Les techniciens ont retrouvé des éclats d’os collés à la graisse des vis du cric, mais aussi dans l’habitacle du Kangoo. Incrustés dans le siège côté passager.
— L’homme avait reçu la balle à la tempe gauche d’après ton frère…
— Oui, ça veut dire que, si on part du principe que le Kangoo a un rapport avec Freddy, ce dernier était au volant et l’autre installé à ses côtés. Les deux hommes se connaissaient sans doute. À un moment, Freddy a sorti son arme et il a tiré.