— La D601 ? répéta Abigaël. La départementale entre Gravelines et Grande-Synthe ?
— Celle-là, oui. Tu connais ?
— J’ai habité le coin jusqu’à l’âge de 20 ans. Loon-Plage plus précisément. Et je suis revenue à Loon pour voir le notaire et régler la paperasse après la mort de mon père.
Patrick Lemoine accueillit la nouvelle avec stupéfaction.
— C’est vrai, je n’avais pas fait le rapprochement. T’as pas eu un article de presse où t’as parlé de tes origines, il y a un an ou deux ?
— Si, si. La Voix du Nord m’a consacré un long portrait, quelques mois avant l’affaire Freddy. Je ne travaillais sur aucun dossier, ils ont voulu mettre en avant mes activités d’analyste criminelle. J’ai cité Loon-Plage, les lieux où j’avais grandi. On est même retournés là-bas avec le journaliste et le photographe. Ils m’ont prise en photo sur la digue.
Abigaël se mit à faire les cent pas, les mains posées sur l’arête de son nez. Ces révélations laissèrent les deux gendarmes interrogatifs.
— Merde, c’est pas bon, lâcha Lemoine. Freddy te suit sûrement grâce à la presse, il est donc au courant de cet article. Ce qui m’amène à penser que le gamin ne s’est peut-être pas échappé de lui-même mais que Freddy l’a déposé dans ce coin-là…
— … pour nous narguer encore une fois, compléta Frédéric.
— On dirait bien. Il continue à poser ses pions. Il nous montre qu’il a une longueur d’avance et se fout de notre gueule.
Abigaël essayait de comprendre la démarche de Freddy. Poursuivait-il son jeu macabre en la prenant pour cible parce qu’elle s’intéressait à lui ? Cherchait-il à attirer l’attention sur elle ? Voulait-il qu’elle réintègre l’enquête ? Si oui, alors il était au courant de son départ de l’équipe Merveille 51 après la mort des siens. D’une manière ou d’une autre, il la surveillait. Elle songea aussi au cadavre dans le coffre, à la balle récupérée, vraisemblablement par Freddy, à la défiguration du visage. Le tueur évoluait peut-être dans le milieu de la police ou de la justice.
Patrick Lemoine poussa un long soupir et mit fin à ses réflexions.
— Même s’il nous baise de nouveau, on a un môme vivant, c’est le plus important. On ne lâche rien. Des hommes quadrillent la zone, des renforts arrivent encore en ce moment même. On concentre nos forces pour savoir d’où Victor vient. T’avais raison, Abigaël. Les mômes sont en vie.
— Victor en tout cas.
Suite à un nouveau coup de téléphone, Patrick Lemoine les salua brièvement.
— Je file à Loon, on se tient au courant, dit-il en s’éloignant. Ne parlez pas à la presse. Le médecin qui s’occupe de Victor est le docteur Fabien Hérault. Troisième étage…
Abigaël et Frédéric empruntèrent l’ascenseur.
— Tu penses que Freddy l’a relâché volontairement ? demanda Frédéric en réajustant le col de sa chemise dans le miroir.
— Si tel est le cas, alors, pour l’instant, j’ai vraiment du mal à comprendre ses motivations. On ne retient pas un enfant dix mois pour ensuite le relâcher dans la nature.
— Qu’il se soit enfui ou pas, Victor racontera ce qu’il a vécu et, avec un peu de bol, décrira le lieu de sa séquestration. On va enfin pouvoir bouger. J’en pouvais plus de rester derrière mon écran d’ordi à attendre.
Ils allèrent à la rencontre du docteur Hérault, un homme grand et mince, avec des petites lunettes rondes à la John Lennon. Il les invita à le suivre.
— L’adolescent ne souffre pas de traumatismes majeurs, expliqua-t-il. Les scanners sont normaux. Les prélèvements de sang et d’urines sont partis au labo pour une analyse prioritaire. Il est amaigri, très faible avec une tension basse, mais le diagnostic vital n’est pas engagé.
— Pas de marques visibles d’abus sexuel, je présume, fit Abigaël.
Fabien Hérault la considéra avec curiosité, se demandant probablement comment elle était au courant.
— Rien d’apparent, en effet, en attendant une confirmation de l’enfant.
Il ne trouverait rien. Les motivations de Freddy n’étaient pas d’ordre sexuel.
— … Pas de marque de contention ni de signes évidents de malnutrition, continua le médecin. Par contre, des coups de griffes et de petits hématomes aux coudes, aux genoux, sur les flancs, sans doute liés aux conditions de la séquestration et peut-être des tortures physiques, genre pinçons. Et une hygiène déplorable.
— Il a dit quelque chose ? demanda Frédéric.
— Rien de bien compréhensible. Il parle de démon, de bêtes qui rampent, de renard… Il prend des postures de repli.
— De renard ? répéta Abigaël.
Elle se tourna brièvement vers Frédéric, qui comprit tout de suite à quoi elle avait pensé : Abigaël lui avait raconté la vision d’un homme-renard traversant la route, le soir de l’accident.
— Rien sur les autres enfants kidnappés ? poursuivit-il à l’adresse du médecin.
— Non. Il est évident que l’adolescent a subi un traumatisme psychologique lié à sa détention. Le capitaine Lemoine m’a signalé qu’il avait disparu depuis…
— … le 7 juin 2014. Il y a dix mois.
— Une éternité. Il semblerait que Victor ait une peur panique de s’endormir. Tout à l’heure, il n’a même pas pensé à réclamer sa mère. Non, tout ce qu’il voulait, c’était qu’on l’empêche de s’endormir. Il refusait de rester dans son lit.
Au plus profond d’elle-même, sans pouvoir la définir précisément, Abigaël sentit comme une connexion avec ce qu’elle vivait, la plupart des nuits. Victor avait-il peur de faire des cauchemars ?
— Il vous a dit pourquoi ?
— Il n’a rien fait d’autre que crier. On lui a administré un léger calmant, il va dormir une heure ou deux. Ce môme est au bout du rouleau. Venez, il y a quelque chose que j’aimerais vous montrer.
Ils le suivirent en silence dans les couloirs. Hérault les fit entrer dans une chambre éclairée par un néon. Frédéric s’avança avec solennité, conscient qu’ils étaient à un tournant de l’enquête. En libérant Victor, Freddy avait démarré le compteur d’une bombe à retardement. Tic-tac, tic-tac. Abigaël s’approcha de l’enfant sous perfusion, si longuement observé sur les photographies. Le visage s’était affiné, les pommettes saillaient sous sa peau qui n’était plus vraiment celle d’un enfant, sans être celle d’un adulte. Elle passa une main sur sa joue, le caressa d’un geste maternel. Il s’était battu, s’en était sorti après trois cents jours d’enfer. Comment avait-il réussi à survivre ? Où retenait-on les autres victimes ? Les avait-il côtoyées ?
Tant et tant de questions, auxquelles elle espérait un jour obtenir les réponses. Elle se sentait tellement fautive. N’avait-elle pas abandonné Victor et les autres en refusant de poursuivre son travail auprès de la section de recherches ? Elle aurait pu l’aider davantage, se battre pour lui. Mais ne l’avait pas fait.
Elle recula et laissa passer le médecin, qui souleva le drap. Le spectacle était effroyable. Partout, sur le corps de Victor, des lettres de l’alphabet tatouées à l’encre bleue de façon grossière. Abigaël pensa à ces marques que se faisaient les prisonniers, avec une aiguille et de l’encre de stylo.
— J’en ai dénombré vingt-huit, dit Hérault en tendant une feuille de papier à Abigaël. Il en a dans le dos, sur le torse, les bras, les jambes. Partout. Et puis, regardez, là, sur la poitrine, ces traces.
Ils remarquèrent deux empreintes rouges et violacées, à proximité de chaque téton, d’environ quatre centimètres de diamètre.
— On dirait… des empreintes de sabots, constata Abigaël.
Elle mit son doigt sur la cicatrice à sa gorge. C’était le même genre de marque, comme si on eût chauffé à blanc deux sabots et qu’on les eût ensuite appuyés sur la poitrine de Victor.