— Des sabots, des pieds d’animal, oui. Comme si, je ne sais pas, une chèvre lui avait donné des coups de patte en plein torse. En tout cas, quelque chose d’animal a pesé sur sa poitrine, suffisamment fort pour imprimer ces empreintes.
Frédéric prenait des photos avec son téléphone portable.
— Victor ne s’est pas enfui, fit-il. Il est un messager. Il a quelque chose à nous dire.
— En attendant, j’ai noté toutes les lettres, en partant du haut du corps et en descendant vers les jambes. Rien de compréhensible.
Abigaël lut les lettres. e i t a b r… Victor resterait marqué à vie par ces stigmates, même si on essayait de les effacer au laser. Il y aurait toujours de petites taches blanches qui lui rappelleraient ses jours de captivité. Les tatouages n’étaient pas que corporels. Ils étaient mentaux.
Frédéric se baissait, tournait autour du lit, prenant des photos sous tous les angles. Puis il s’arrêta et resta quelques secondes devant Victor, sans rien dire. Mais ses grands yeux de chat parlaient pour lui : photographier ce pauvre môme comme un animal de foire le dégoûtait.
— On reste à l’hôpital, finit-il par lâcher. Tenez-nous au courant dès qu’il sera revenu à lui. Nous devons lui parler. C’est très urgent.
Ils sortirent patienter dans le hall. Ils avalèrent un sandwich, sans appétit — Frédéric n’en mangea pas la moitié. Ils ne parlèrent pas beaucoup. Abigaël n’arrêtait pas de penser à son père, à l’accident et au fait qu’il l’avait droguée. Pourquoi elle et non Léa ? Elle se rappelait bien ce verre de lait que sa fille avait bu avant le départ, assise dans la cuisine. Yves aurait pu verser du Propydol à ce moment-là.
Hérault, accompagné de la psychologue qui s’occupait de l’enfant, arriva et la sortit de ses pensées. Victor était enfin réveillé. La spécialiste les briefa sur la conduite à tenir : il fallait bien sûr y aller doucement et tout arrêter si Victor se braquait.
Ils remontèrent donc à l’étage. Frédéric prit son inspiration avant de rentrer le premier dans la chambre, suivi par le médecin et la psychologue. Victor était assis sur son lit, il avait jeté les draps au sol et grattait une croûte sur son genou droit. On pouvait apercevoir la lettre « l » au niveau de sa nuque. Il releva la tête vers eux et se recroquevilla, se tenant les chevilles.
— Tout va bien, Victor, d’accord ? fit Hérault de sa voix la plus douce possible. Ce monsieur est de la gendarmerie, il est là pour t’aider.
Frédéric s’efforça de sourire. Victor passait désormais ses doigts sur ses jambes nues et recouvertes de lettres, avant de revenir sur sa croûte. Il était méfiant et reniflait, comme un animal qui voulait s’assurer qu’il n’y avait aucun prédateur alentour. Frédéric s’écarta sur le côté pour laisser entrer Abigaël.
Au moment où il la vit, Victor se mit à hurler.
46
Une demi-heure plus tard, la voiture de Frédéric venait de passer Grande-Synthe et roulait en direction de Loon-Plage. Le paysage se résumait à une succession d’entrepôts blêmes, de tuyères grises, de laminoirs et de hautes cheminées où brûlaient des flammes bleu et vert. ArcelorMittal, Air Liquide, Total… Un empire industriel qui avait fait jadis les beaux jours de la région et que la crise financière avait ébranlé comme un château de cartes.
Abigaël était encore sous le coup de ce qui venait de se passer à l’hôpital. Elle avait dû sortir de la chambre pour que Victor cesse de hurler, mais le gamin avait eu tellement peur qu’il avait essayé de s’enfuir. Des infirmières avaient été obligées de le plaquer sur son lit. De ce fait, ils n’avaient pas pu lui parler.
— Comment tu expliques ce genre de réaction ? demanda Frédéric.
— Je ne comprends pas. La psychologue était une femme, comme une partie du personnel soignant, ce n’est donc pas l’image de la féminité qui l’a mis dans cet état. Non, c’est moi. C’est moi qui l’ai effrayé à ce point. Pourquoi ? Je ne l’avais vu qu’en photo jusqu’à aujourd’hui, on ne se connaît pas. C’est peut-être une caractéristique physique qui lui a rappelé un épisode douloureux de sa détention. Mes cheveux, mes vêtements, une allure, une couleur…
Elle en frissonnait encore et triturait la feuille de papier où étaient consignées les lettres tatouées.
— On doit essayer de comprendre le sens de ces tatouages. Ils forment peut-être un message, une indication. On dirait bien que Freddy est passé à la phase suivante de son plan.
Elle se tut et fixa l’horizon d’acier et de béton, sur sa droite. Les entreprises se vautraient sur la côte à perte de vue. Frédéric sentait sa compagne à cran.
— Je sais ce que tu traverses. Après ce que tu viens de découvrir sur ton père, un môme kidnappé depuis presque un an hurle en te voyant. C’est un concours de circonstances malheureux, Abigaël. Rien d’autre.
— Ils m’ont fait tellement mal au ventre, ces cris. Je voulais parler à Victor, le rassurer. Tu sais, ce môme, j’ai… j’ai appris à le connaître pendant ces longs mois, j’ai écouté les chanteurs qu’il aime et je pourrais te citer la discographie complète de Maître Gims. Il aime les avions et les animaux — surtout les chiens. Il veut être pilote ou vétérinaire, et il rêve de rencontrer Kev Adams parce qu’il adore Soda. C’est un môme plein de vie. Mais au lieu de monter vers la lumière, il a affronté les ténèbres, Fred. Des ténèbres si froides et effrayantes qu’il ne les oubliera jamais. Il a vu un grand trou noir au fond duquel hurlent des monstres qui briseront chacun de ses rêves. Et moi, j’ai l’impression de faire partie de ces monstres.
— On trouvera des explications, Abi. Je te le promets.
Ils arrivèrent du côté du port industriel. Près de quinze ans après les avoir quittés, Abigaël revenait sur les lieux de son enfance aux trousses d’un sordide kidnappeur qui jouait avec eux.
Le déploiement des forces de gendarmerie le long de la digue et dans les alentours était impressionnant. Des dizaines de voitures, des chiens, même un hélicoptère qui survolait les environs. Des journalistes trépignaient, canalisés par les officiers de la cellule communication. Abigaël et Frédéric rejoignirent Patrick Lemoine, qui discutait avec d’autres gendarmes sur une petite route piégée entre ville et mer. Les nuages blancs et gris filaient dans le ciel, chassés par un vent qui piquait les joues.
— On recoupe divers témoignages, leur expliqua-t-il, ce qui nous a fait progresser d’un bon kilomètre entre l’endroit où on a récupéré Victor et ici. Si on suppose qu’il ne s’est pas échappé, il a dû être largué dans le coin. C’est facile d’y déposer quelqu’un en pleine nuit sans être vu. Les dunes, le port industriel, ces grands espaces vides, le choix est large…
Abigaël observa les alentours. Des containers colorés, empilés comme des pièces de Tetris. Plus en retrait, la route s’enfonçait dans un no man’s land parsemé d’herbes hautes et d’une poignée d’habitations individuelles. En arrière-plan, la mer aux tons gris et bleus.
— Je connais bien cet endroit. Et j’ai de la chance qu’il ne soit pas encore effacé de ma mémoire, parce que ça s’est passé aux alentours de mes 15 ans.
Lemoine offrit une cigarette à Frédéric. Il dut s’y reprendre pour l’allumer, protégeant la flamme de son briquet avec sa main.
— Explique, fit-il en pompant sur le filtre.
— Il y avait une maison abandonnée, à trois ou quatre cents mètres d’ici, dans laquelle tous les ados du coin s’aventuraient. Une maison réputée hantée. Elle nous fichait à tous sacrément les jetons. Un jour, j’y suis allée, moi aussi. Je n’aurais jamais dû, parce qu’elle m’a fait cauchemarder des semaines et des semaines. Elle n’avait rien de spécial, pourtant, mais c’était l’ambiance et les légendes urbaines qui circulaient à son propos…