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Abigaël ne voulait pas attendre jusqu’au lendemain ; l’envie de savoir lui brûlait le ventre. D’après les propos de l’éditeur, la villa de l’écrivain se trouvait à l’extrémité de L’Île-Grande, à proximité de la réserve ornithologique.

Malgré la météo apocalyptique, elle prit sa voiture et se dirigea vers la côte, jusqu’à atteindre la route qui menait à l’île. Elle s’y engagea, pleins phares, les doigts enfoncés dans le caoutchouc du volant. L’eau jaillissait partout, en haut, en bas, sur les côtés, mêlant ciel et terre, désorientant les sens. Sous les rideaux de pluie, les vagues cognaient de part et d’autre jusqu’à submerger l’asphalte. Abigaël hurla lorsque l’écume fouetta sa portière.

Elle ne croisa personne sur la route qui traversait l’île. Les gens restaient claquemurés chez eux. Les bourrasques de vent tordaient les pins, vrillaient les câbles téléphoniques, éprouvaient les toitures. Au bout de dix minutes, elle atteignit les abords de la réserve, chaos de roches tranchantes et de mer déchaînée. L’impression d’avoir atterri sur une planète hostile. Un vrai décor de cauchemar. La route s’étrécit, devint moins praticable, jalonnée de pierres et de sable. Sans 4 × 4, impossible de passer.

Abigaël se gara et poursuivit à pied, pantin désarticulé sous les bourrasques. Cassée en deux, elle dépassa deux, trois imposantes bâtisses jusqu’à tomber sur un panneau en bois, croqué par le sel et planté devant un portail fermé par un cadenas, sur lequel était inscrit Kroaz-hent.

Elle y était.

48

Lampe torche en main, Abigaël chevaucha le portail. Une rafale la précipita vers la maison, îlot de solitude sur ces terres préhistoriques. Nicolas Gentil avait été emmené dans l’urgence par les pompiers, la bâtisse était restée en l’état, mais quelqu’un avait néanmoins pensé à fermer à clé. Elle en fit le tour, secouée, avec l’impression que des rideaux de verre lui explosaient à la figure. Aucun moyen d’entrer, mais hors de question d’abandonner. Elle prit une pierre et la balança à travers l’une des fenêtres de l’arrière. Deux minutes plus tard, après avoir déblayé le verre tranchant avec précaution, elle pénétra à l’intérieur.

La toiture craquait de part en part. Exploration du salon. De grands cadres austères ornaient les murs, abritant des peintures en rapport avec les pêcheurs et la mer. Rien qu’à les regarder, elle pouvait sentir les odeurs de cale, d’entrailles de poissons. Plus loin, l’imposante cheminée en pierre. La guillotine avait disparu, mais du sang tachait encore le sol. Abigaël s’agenouilla puis regarda de nouveau le film sur son téléphone. Elle se positionna alors à l’endroit exact où se tenait l’écrivain lorsqu’il avait posé ses mains à plat sous l’instrument de torture.

« De toutes les ténèbres, celles qui étouffent mon âme sont de loin les plus sombres », avait écrit Gentil dans son roman. La pensée provenait de son héros policier, mais nul doute qu’il s’agissait aussi de la sienne. Quelles ténèbres avaient enseveli l’écrivain ce soir-là ? Sur son téléphone, Abigaël fit avancer la vidéo jusqu’au moment où Heyman détournait les yeux vers la gauche, au gloussement. Elle orienta son propre regard vers cette direction.

Elle tomba sur un écran de télé géant.

Alors, ce bruit provenait-il simplement de la télé ? Bien sûr. Gentil avait dû être perturbé par un programme diffusé à ce moment-là. Abigaël se redressa et se lissa les cheveux vers l’arrière, déçue. Comment ne pas y avoir pensé ? Qu’avait-elle espéré ?

Maintenant qu’elle avait cassé une vitre et qu’elle évoluait au cœur des abysses… direction l’étage. Facile d’imaginer l’extrême solitude de Gentil. Cette bâtisse aux murs sombres en grosses pierres de taille, aux plafonds voûtés, avait des allures de monastère. Elle jeta un regard aux différentes pièces, se glissa dans la chambre où l’on avait découvert le romancier aux portes de la mort.

Un pan de mur tout entier était tapissé de symboles dessinés au feutre noir. Des carrés, des triangles, des cercles, des étoiles, sur plusieurs mètres de haut et de large. L’expression d’une obsession, d’un chaos intérieur. Pourquoi ces traces de sang, en plein milieu des symboles ? Pourquoi Gentil avait-il tracé ces milliers de figures étranges ?

Elle fixa le lit et ses alentours. Là encore, du sang. On avait emporté les draps souillés mais personne n’avait pris le temps de nettoyer le sol à fond. Qui l’aurait fait ?

Coup d’œil dans la bibliothèque. Romans policiers, d’horreur, documents sur les tueurs en série, collection de faits divers sordides. Elle imaginait bien l’ambiance qui devait régner dans l’habitation lorsque Heyman était plongé dans son récit. Un vrai puits ouvert sur les ténèbres. Elle se dirigea vers la grosse unité centrale et l’écran, à proximité du bureau. Alluma. Accès non protégé.

Abigaël s’installa et fouilla dans l’ordinateur pendant une bonne heure. Elle dénicha les dossiers liés à l’écriture, avec les différentes versions des romans. La messagerie électronique était presque vide. Quant à Internet, pas grand-chose à récolter dans l’historique, hormis des sites légaux sur lesquels Gentil avait sans doute mené des recherches.

Abigaël bâilla, ses yeux s’embrumèrent. À presque minuit, elle aurait dû avoir pris son Propydol deux heures plus tôt et être dans son lit depuis longtemps. Et bien sûr, sans le médicament, les dérèglements liés à sa narcolepsie reprenaient vite leurs droits. Elle redescendit rapidement. Avec un quart d’heure de route jusqu’à l’hôtel, peut-être aurait-elle le temps de rentrer se coucher.

Elle passa par la baie vitrée de l’arrière, qu’elle déverrouilla de l’intérieur, et affronta la tempête. Elle courut vers sa voiture quand, soudain, quelque chose la chiffonna. L’éditeur de Nicolas Gentil n’avait pas mentionné de téléviseur allumé à son arrivée dans la maison. Il avait évoqué un silence absolu. Cela signifiait donc que la télé était éteinte ou que, en tout cas, elle n’émettait pas de son.

Donc, le gloussement ne pouvait pas provenir de là. À moins que…

Elle tenait peut-être une solution. Retourna à l’intérieur, chercha la télécommande, qu’elle trouva sur un meuble. Elle remarqua une tache de sang à quelques centimètres de là : Gentil l’avait probablement utilisée pour éteindre le téléviseur — avec le coude par exemple — après s’être coupé les doigts.

Quand on se torture à ce point, on ne pense certainement pas à éteindre un appareil électrique, sauf si on a quelque chose à cacher.

Elle l’alluma à l’aide de la télécommande. L’écran indiquait qu’il ne captait aucun signal, qu’il fallait régler l’antenne. Abigaël regarda au dos de l’écran. Aucun câble d’antenne relié à la prise adéquate. En revanche, des fils utilisés pour connecter un ordinateur pendaient.

Nouveau bâillement, engourdissement général jusqu’à la pointe des pieds. Cette fois, Abigaël n’avait plus que trente secondes avant de tomber de sommeil. En urgence, elle se dirigea vers le canapé et s’y allongea, bras croisés sur les épaules.

Un craquement, juste derrière. Elle se redressa. Scruta les cônes d’ombre. Elle saisit un tisonnier, sur ses gardes, persuadée d’une présence. Par la vitre cassée, les rideaux gesticulaient comme des bras appelant à l’aide. Elle s’avança dans le noir, perçut un rapide mouvement dans son dos et une douleur vive dans le bas du corps. Elle battit l’air avec son tisonnier dans un hurlement.

La porte d’entrée grinça et se ferma.

En panique, Abigaël alluma l’interrupteur et tourna le verrou de la porte. Elle n’avait pas été seule dans la maison. Percluse de douleur, elle baissa son pantalon. Du sang se répandait sur ses mains et jusqu’au sol. Elle s’empara d’un oreiller et frotta sa peau pour essayer d’y voir quelque chose. Les coulées provenaient de l’intérieur de sa cuisse, Abigaël se vidait littéralement.