— Café ?
— J’en ai déjà bu deux tasses ce matin. Thé, si vous avez…
— J’en bois jamais. Mais je dois avoir ça quelque part.
Abigaël se leva à son tour, pour ne pas rester seule devant les photos d’Arthur souriant. Catherine fouillait dans les placards.
— Vous savez qu’on ne baise plus depuis des mois ?
— Madame Willemez, je…
— Mon mari se déplace dans toute la France à cause de ses alarmes, il découche souvent dans les hôtels et moi… j’ai mes sources. Ça fait quatre mois que ça dure. Pendant que je lui repasse ses putains de pantalons, il va baiser ailleurs.
Un tic nerveux souleva sa lèvre supérieure, côté droit. Abigaël pensa à un doberman sur la défensive.
— Avec qui, j’en sais rien. Peut-être des prostituées ? Je veux dire, je suppose qu’il baise, parce que, bon Dieu de merde, qu’est-ce qu’il pourrait bien aller foutre dans des hôtels qui, la plupart du temps, sont à seulement dix kilomètres d’ici ?
Tandis que l’eau de la bouilloire chauffait, Catherine Willemez se servit un café d’une main tremblante, en en renversant un peu à côté.
— Et moi, vous savez quoi ? Je ne dis rien. Il baise, ça, c’est sûr, mais c’est parce qu’il a besoin de compenser, je le sais. Je préfère ça plutôt que de le retrouver avec la corde au cou. Vous voyez ce que je veux dire ? Vous êtes psy, hein ? Vous voyez sûrement ce que je veux dire…
Elle servit le thé et rapporta le tout sur la table basse du salon. Elle souriait d’un air étrange à présent, un mouvement de lèvres qui n’avait rien d’heureux, mais davantage la résultante du chaos qui devait régner dans sa tête.
Il y eut un bruit de moteur, puis un claquement de portière dans l’allée du jardin.
— Quand on parle du loup…
Benjamin Willemez entra. Il portait un costume gris anthracite, une cravate bleu ciel et une écharpe à rayures grises autour du cou. Malgré son élégance, il avait le visage laminé, dont chaque ride témoignait de sa souffrance. Il resta immobile dans l’embrasure de la porte en apercevant Abigaël.
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Il paraît que cette dame à des choses à nous montrer, répliqua sa femme.
Abigaël lut de la méfiance dans l’attitude de Benjamin. D’un geste mille fois répété, il accrocha son écharpe au portemanteau encombré, s’approcha et ne lui serra pas la main. Il adressa un rapide regard à sa femme — qui n’avait rien de chaleureux — et alla se servir un bourbon accompagné d’une poignée de glaçons. Il s’effondra dans le fauteuil, comme vidé de son énergie, et fit tourner la glace dans son verre.
— Dites-moi que vous avez des nouvelles. De bonnes nouvelles.
Abigaël se racla la gorge.
— Vous savez que les gendarmes sont toujours autant mobilisés pour retrouver Arthur. Il y a évidemment des progrès depuis que Victor s’en est sorti, il nous a livré des éléments importants, mais vous n’ignorez pas que ça reste une enquête extrêmement compliquée.
— On se fiche que ce soit une affaire compliquée. Ça fait des mois que vous nous servez le même baratin, à nous et aux autres parents. Qu’est-ce que vous avez à nous apprendre de neuf ? Pourquoi vous êtes venue ?
La mère d’Arthur, vautrée au fond de son fauteuil, n’avait pas touché à son café et s’arrachait les ongles avec les dents, scrutant le nœud de cravate de son mari. Abigaël prit sa pochette à élastiques et en sortit le cahier, ainsi que les deux dessins trouvés au-dessus de l’armoire d’Heyman. Elle tendit au père le premier d’entre eux, celui qui représentait la porte cintrée. La mère jaillit de sa place et s’empara du papier.
— Dites-moi si ça vous suggère quelque chose.
— Rien du tout.
Catherine avait à peine regardé la feuille qu’elle l’avait déjà rejetée sur la table. Son mari chaussa une paire de lunettes et observa le dessin.
— Ça vous parle ?
Il le rendit à Abigaël.
— Non. Pourquoi vous nous montrez ce dessin ?
Sans répondre, Abigaël lui tendit le second, celui de l’enfant au maillot de foot. Benjamin Willemez ne réussit pas à contenir son émotion. Ses yeux se mouillèrent instantanément.
— C’est la tenue d’Arthur le jour de son enlèvement. Où est-ce que vous avez eu ça ?
Abigaël montra une photo de Josh Heyman.
— Ces deux dessins appartiennent à cet homme dont je ne préfère pas vous dévoiler l’identité. Est-ce que vous l’avez déjà rencontré ? Regardez bien.
La photo d’Heyman circula entre leurs mains. Ils secouèrent tous deux la tête.
— Jamais. C’est lui, le kidnappeur ?
— Non.
Le père pointa son index sur le bas du dessin. « Cro-Magnon. »
— Alors, comment il peut savoir ?
— « Cro-Magnon », c’est le surnom que vous donniez à votre fils, c’est bien ça ?
Benjamin Willemez ôta ses lunettes et s’essuya les yeux avec le dos de la main.
— Oui… Catherine le surnommait « mon grand », mais moi, je l’appelais « mon petit Cro-Magnon ».
Abigaël posa ses mains à plat sur le fauteuil pour tenter de contenir l’émotion qui pouvait la submerger à tout moment. Le terme Cro-Magnon avait aussi été utilisé dans le livre d’Heyman pour désigner Quentin, l’un des enfants kidnappés. Elle essaya de respirer calmement. Hors de question de sombrer devant eux.
— Qui savait que vous l’appeliez comme ça ?
— Sûrement quelques personnes à droite, à gauche. Des gens de l’école, des copains à qui Arthur aurait parlé… Il n’y a qu’ici, à la maison, que je l’appelais de cette façon. C’était notre petit truc à tous les deux.
— Possible qu’Arthur ait évoqué ce surnom sur Internet ?
— Il a 9 ans… Enfin, 10 maintenant, répondit sa femme. On venait de lui acheter une tablette, avec contrôle parental. On surveillait. Mais vous le savez déjà. Pourquoi diable il serait allé mettre « Cro-Magnon » je ne sais où sur Internet ?
Catherine se leva de son fauteuil et s’empara des dessins. Elle les regarda encore et encore, puis revint vers Abigaël, lui collant la photo d’Heyman devant les yeux.
— C’est lui, hein ? C’est ce fils de pute qui a fait ça ? Pourquoi vous nous dites pas qui c’est ? Pourquoi vous l’arrêtez pas ?
Abigaël était ailleurs, déconnectée. Elle pensait à Léa, Perlette d’Amour. Au chat dessiné par Gentil et à son hurlement dans la chambre. Trop, bien trop de coïncidences pour que l’écrivain ne soit pas mêlé à toute cette histoire. Catherine se jeta sur elle et l’agrippa par le col.
— Rendez-moi mon enfant !
Benjamin Willemez dut intervenir pour les séparer. Sa femme partit dans une autre pièce, en pleurs, faisant valser le cahier de Nicolas Gentil. Le mari le ramassa et fixa les innombrables symboles dessinés sur le papier. Abigaël, qui réajustait son col, vit à quel point les cercles, les carrés, les triangles semblaient le perturber.
— Ces symboles, ça vous parle ? demanda-t-elle.
Il hésita et rendit le cahier.
— Non. Jamais vus.
— Vous êtes bien certain ? Le moindre indice pourrait nous aider, vous le savez.
— Absolument certain. Qu’est-ce qu’ils représentent ?
— Je l’ignore. Ils étaient aussi sur tout un pan de mur dans sa chambre.
Benjamin la raccompagna vers la sortie.
— Je suis navré… pour ma femme.
— Ne le soyez pas.
— Dites-moi juste qui c’est, ce type. Vous avez la photo, vous avez les dessins. Vous savez des choses importantes qui touchent l’intimité de mon fils. Pourquoi vous n’avez pas encore retrouvé les enfants ? Pourquoi vous ne trouvez pas où ils sont enfermés, bon sang ? Avec tous les moyens dont vous disposez, vous devriez y arriver.