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— Ces avions, ça me fait penser à la scène de fin dans Heat, t’as vu ce film ? Le face-à-face De Niro-Pacino, sur le tarmac de l’aéroport. Une scène d’anthologie.

— Comment vous avez fait pour…

— … Me retrouver ici, avec toi ? Un traceur, sous ta voiture. Je n’ai jamais été bien loin de toi, pauvre conne ! Merde, tu sais combien de dizaines de millions d’euros il y a là-dedans ? Ça valait bien le coup de garder un œil sur ta petite gueule, non ?

Il s’accroupit devant Abigaël, le revolver sur ses cuisses. Une petite cicatrice en forme d’arc de cercle déformait son menton. D’un geste sec, il lui attrapa les cheveux par-derrière et tira. Son haleine sentait la mort.

— J’ai pas envie de m’encombrer d’un cadavre, j’ai passé l’âge. Tu ne fais pas de vagues, ma grande, et tout ira bien. J’ai la dope, ton père et ta fille sont morts, on va dire qu’on est quittes. Si tu bouges de là avant dix minutes, je te colle une balle au milieu du front. Et si tu cherches à foutre la merde, ce sera le même tarif.

Cigarillo au coin des lèvres, il se redressa en grimaçant. Ses os craquèrent.

— Je me fais trop vieux pour ces conneries…

Dans un soupir, il ramassa la valise et s’éloigna. Abigaël n’arrivait plus à bouger, ne sentait plus ses membres bien qu’elle ne fût pas en cataplexie. Elle trouva la force de demander :

— L’homme qui vous accompagnait, l’autre fois, a dit que j’aurais dû être morte à la place de mon père. Pourquoi ? Qu’est-ce que moi j’ai à voir avec toute cette drogue ?

L’individu à la moustache se retourna à peine.

— Oublie tout ça. Dis-toi que notre rencontre, c’était juste un rêve, et tu vivras beaucoup mieux et plus longtemps…

Il finit par se volatiliser. Abigaël se jeta sur la boule de papier. Elle voulait connaître le fin mot de l’histoire. Elle lissa la feuille, mais ne découvrit aucune écriture : papier vierge. Idem pour les deuxième, troisième et quatrième feuilles. Tous les mots couchés sur le papier par son père n’existaient plus.

Loin devant, les feuilles des arbres se mirent à bruire malgré l’absence de vent. Les branches s’agitèrent, puis s’écartèrent. Après un craquement de bois, une grosse berline noire surgit d’entre les troncs. Le moteur grondait. À travers le pare-brise, Abigaël devina le visage souriant de son père.

Elle hurla.

63

— Ma chérie… ça va ?

Abigaël ouvrit les yeux. Zèbres, lions, girafes. Murs jaune et ocre, odeurs de draps et de transpiration. Elle était trempée, ses vêtements lui collaient à la peau.

— Qu’est-ce… ?

Tête dans un étau, nuque en vrac, elle fixa son environnement sans comprendre. La chambre, l’appartement de Frédéric… Elle bascula sur le côté, regarda l’heure sur le radio-réveil. Il était 21 heures.

— Depuis quand je dors ?

— Je ne sais pas, je viens de rentrer.

Abigaël se redressa avec l’impression de s’arracher du béton.

— Ce n’est pas possible, ça ne peut pas recommencer. J’étais dans un bois pas plus tard que… qu’il y a une minute. Il y avait des bruits d’avion… Je revois une tour de contrôle rouge et blanche… ça devait être l’aéroport de Lesquin. Puis la valise pleine de drogue… la lettre…

Abigaël regarda ses mains, ses ongles. D’une propreté de laboratoire. Frédéric prit le verre d’eau sur la table de nuit et le lui tendit.

— Tiens, bois. Tu as beaucoup transpiré, tu es déshydratée. Je ne t’ai jamais vue dans cet état-là. On dirait que tu as couru un cent mètres.

Frédéric lui toucha le front. Brûlant.

— Je devrais peut-être appeler un médecin.

Abigaël vida son verre d’un trait.

— Pas de médecin, je ne… suis pas malade. Mon père a… a enterré de la drogue dans un bois, c’est sûr. Des kilos et des kilos de cocaïne. C’était un trafiquant, Fred ! Ça explique le bateau, sa double identité, les types venus chez moi, qui cherchaient cette fichue drogue.

Abigaël dut faire un terrible effort de mémoire. Les images s’estompaient peu à peu, tout devenait flou, indistinct. Les souvenirs s’envolaient comme des papillons. Que lui arrivait-il ? Elle ferma les yeux, se concentra, essaya de visualiser les images.

— Dans la valise, il y avait une lettre laissée par mon père à mon intention. Il allait tout me raconter. Il a dit que… que l’accident du 6 était programmé, que… Oh, mon Dieu…

Elle s’assit sur le lit. Frédéric s’installa à ses côtés.

— Ce n’est qu’un cauchemar de plus.

— Non ! C’était réel ! J’étais là-bas ! J’en suis certaine !

— Dans ce cas, dis-moi où, et on y va tout de suite.

Abigaël se leva et fonça vers la salle de bains, où elle s’enferma. Très vite, elle baissa son pantalon, observa le dernier tatouage. « Léa aurait dû être la 4 ». Qu’est-ce que ça signifiait ? Et quand avait-elle fait ce tatouage ? Elle n’en savait strictement rien !

Frédéric frappait à la porte. Elle ouvrit et lui montra le tatouage.

— « Léa aurait dû être la 4 ». Qu’est-ce que ça peut vouloir dire, à ton avis ?

Apparemment, il voyait l’inscription pour la première fois.

— Tu ne t’en souviens pas ? Nos découvertes concernant l’ordinateur d’Heyman ?

— Non. Je… Je me souviens d’être allée chez Gisèle cet après-midi… Je revois les têtes de carnaval dans son bureau, je… me rappelle les odeurs de tabac… Mais… autour, c’est le trou noir.

Frédéric écarquilla les yeux.

— Cet après-midi ? Quel jour crois-tu que nous sommes ?

— Le 21.

— On est le 22 au soir, Abigaël.

Elle resta sans voix. Comment cela était-il possible ? Frédéric vit sa détresse et lui expliqua : les images pédopornographiques découvertes la veille sur l’ordinateur de Gentil, le compte Facebook de Léa, la connexion avec Freddy, qui avait projeté d’enlever sa fille.

Abigaël sombrait au fur et à mesure des révélations.

— Enlever Léa ? Non, Fred. Ce… Ce n’est pas vrai.

— On s’est couchés, hier soir, t’étais très perturbée à cause de ces découvertes, mais tu t’es vite endormie avec ton traitement. Tu avais peut-être déjà fait ce tatouage en rentrant de la caserne, tu ne voulais pas oublier… Ce matin, je suis allé travailler comme d’habitude. Ça allait bien, t’étais encore au lit, mais réveillée. Je t’ai dit que je t’appellerais si on avait du neuf sur le contenu de l’ordinateur de Nicolas Gentil, mais les experts sont toujours dessus. Tu ne te souviens vraiment de rien ?

Elle s’adossa au mur, la tête dans les mains.

— Rien, rien !

Abigaël tremblait de tout son corps. Frédéric lui prit la main.

— Allez viens, il faut que tu manges quelque chose. Tu es toute blanche.

— Je dois noter mon rêve avant que tout ne s’efface.

Abigaël se jeta sur son nouveau cahier de rêves. Elle n’en revenait pas des révélations de Frédéric, de cet après-midi du 21 et cette journée du 22, complètement effacés de sa mémoire. Facebook, Léa, Freddy… Abigaël nota tout ce qu’elle se rappelait. Un bois aux alentours d’un aéroport (Lesquin ?), de la drogue, le moustachu venu chercher la valise… Il avait parlé d’un traceur. Et elle se souvenait de ces quelques mots de son père, qui laissaient supposer que l’accident du 6 décembre était programmé.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

Hormis la visite à Gisèle, à quand remontait son dernier souvenir précis ? Elle ne savait plus. La chanson California Dreamin’ lui trottait dans la tête. Elle alluma l’ordinateur, consulta l’historique Internet, vit les recherches sur les incubes et les succubes. Elle se rappela la souffrance de Victor, le visage gris de Gentil à l’hôpital psychiatrique… Un œil à la boîte mail. Rien de neuf parmi les messages, hormis deux ou trois publicités. Dans la foulée, elle descendit au parking sans avertir son compagnon. Quand Frédéric la rejoignit, elle s’était glissée sous le bas de caisse. Et en sortit les mains pleines de graisse.