— Je voulais vérifier s’il y avait un traceur…
Elle s’excusait presque devant lui. Il remonta sans dire un mot et Abigaël resta là, assise sur le sol du parking, malheureuse. Qu’avait-elle fait toute la journée, alors que Frédéric était au travail ? Était-elle vraiment allée dans ce bois ? Elle regarda ses mains grandes ouvertes, ses ongles noirs de graisse, ceux avec lesquels elle avait gratté la terre et déterré la drogue.
Elle eut une ultime idée, se redressa, fouilla dans l’habitacle. Le GPS, dernier trajet : rien de récent. Une envie l’obsédait : écraser l’extrémité brûlante d’une cigarette sur son bras. Pour se faire mal. Pour se prouver qu’elle existait. Elle remonta à l’appartement et jeta un œil à son agenda, qui ne lui apprit rien de plus. Frédéric était assis à table, un bac de glace entre les mains. Il ingurgitait le caramel comme un boulimique, sans goût, raclant les coins du bac pour ne pas perdre un gramme de sucre. Il n’allait pas bien, Abigaël le voyait. Elle s’approcha, hésita à l’enlacer, se retint.
Elle mangea de façon mécanique, obnubilée par ses pensées, et ces trous noirs qui habitaient son esprit, engloutissaient ces souvenirs, laissant place à des rêves effrayants et d’une réalité saisissante.
— Je ne suis pas folle, Fred.
Mais Frédéric ne répondit pas et partit vomir aux toilettes. Elle l’entendit cracher ses tripes et ressentit une immense peine. Combien de temps tiendraient-ils encore, tous les deux ? Ils passèrent le reste de la soirée éloignés l’un de l’autre, tous deux tourmentés par leurs démons. Seul un coup de téléphone mit fin, à 22 heures, à l’océan de silence. À l’autre bout du fil, Lemoine demandait de venir rapidement.
Ils avaient trouvé quelque chose dans l’ordinateur de Gentil.
64
— Venez. C’est sur l’écran que ça se passe.
Patrick Lemoine était assis avec Gisèle devant un ordinateur portable dans la salle Merveille 51. Faible lumière, luminosité de l’écran qui créait d’impressionnantes zones d’ombre sur le visage du capitaine. Les gobelets de café vides et les cigarettes écrasées s’accumulaient sur la table et dans les cendriers.
Frédéric et Abigaël vinrent se camper à leurs côtés. Sur l’écran de l’ordinateur du chef, ils découvrirent une pièce éclairée par une ampoule. Un mur de brique dans la pénombre. Et devant, une piscine gonflable circulaire, aux parois translucides, d’environ un mètre de profondeur. Le genre d’objet qu’on installe au fond du jardin pour les enfants. Juste à la surface de l’eau, flottait un épais disque en Plexiglas recouvert de mousse, d’un mètre de diamètre, soutenu par un piquet de la même matière. Accroché au piquet, sur « l’île », une boîte noire qui affichait en gros, dans un rouge luminescent, un symbole en forme d’étoile, ainsi qu’une caméra.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda Frédéric.
— On ne sait pas encore précisément, répliqua Lemoine. Mais Victor avait parlé d’île, d’eau, de noyade. On pense que c’est la machine qui l’effrayait tant.
Abigaël observa plus en détail. Depuis le plateau circulaire au milieu de la surface liquide, des gaines électriques serpentaient jusqu’au sol et se perdaient dans l’ombre. Étaient posés à côté de la piscine une pile de pyjamas, des oreillers, ainsi que des serviettes en éponge.
— J’ai déjà vu ce symbole en forme d’étoile, fit-elle en désignant l’afficheur rouge. Il était copié sur des pages et des pages sur un cahier de Nicolas Gentil, avec des carrés, des triangles…
— C’est une webcam qui filme et qui nous retransmet l’image ? demanda Frédéric.
— Il semblerait que oui.
— Comment vous êtes arrivés sur ce site ?
— Dans les recoins de l’ordinateur de Gentil, nos experts ont trouvé une adresse Internet — une adresse IP — qui mène à cette webcam. Elle est positionnée en hauteur, dans l’un des angles de la pièce. Pas de fenêtre, des briques, un sol en terre battue semble-t-il.
À l’écran, tout était statique, silencieux. La surface de l’eau ressemblait à un miroir d’argent. Lemoine désigna un listing posé sur la table juste devant lui, constitué de centaines, de milliers de lignes.
— C’est l’ensemble des connexions de Gentil à cette adresse IP. Elles étaient mémorisées dans l’ordinateur. La toute première connexion remonte à septembre 2014, et la dernière à mars de cette année. Gentil est allé sur ce site tous les jours, et même plusieurs fois par jour, pendant plus de six mois. Pas une seule fois il n’a manqué le rendez-vous. Le 25 décembre, il était là. Le jour de l’an aussi…
— Cette période correspond à peu près à la date d’écriture et de sortie de son livre, nota Abigaël.
Dans la barre de navigation, l’adresse Internet se résumait à une succession de chiffres et de points. Lemoine ouvrit un nouveau navigateur Web qu’il positionna à côté du premier, tapa la même adresse et ajouta : « /1hd3h5dfg ». Il expliqua, avant de valider :
— Cette adresse aussi était dans la mémoire de son ordinateur. Gentil n’a pas pu arriver sur ce site par hasard. D’après nos experts, il pourrait avoir trouvé cette adresse sur un forum, mais c’est peu probable. Ils pensent plutôt qu’elle lui a été fournie.
— Par Freddy ? questionna Frédéric.
— C’est là toute la question. On ignore encore si Freddy et Gentil sont un jour entrés en contact, et surtout, si c’est le cas, pour quelle raison.
Lemoine appuya sur la touche « Entrée ». Une autre webcam filmait. Noir absolu, mais deux petites lumières très rapprochées scintillaient et bougeaient parfois, comme deux lucioles synchronisées.
— Il y a quelqu’un… Quelqu’un qui porte des lumières sur le visage, on dirait.
— C’est ce à quoi j’ai pensé, répliqua Lemoine. On dirait des lunettes lumineuses. On a le son dans cette pièce, on entend parfois des bruissements de paille, des gémissements. Je crois que c’est l’endroit où a été séquestré Victor. Les enfants se tiennent dans des pièces voisines qui doivent être semblables à celles-ci.
Frédéric avait les poings serrés, posés devant lui sur la table.
— On peut retrouver l’origine de l’ordinateur qui diffuse ces horreurs ?
— Nos experts planchent là-dessus, mais ça a l’air très compliqué. Freddy s’y connaît. Je vous passe les détails techniques, mais le système est protégé. Les premières investigations mènent à des serveurs des pays de l’Est.
— Tu crois que… des gens regardent ?
— Hormis nous, personne pour le moment, d’après les gars de la cybercriminalité. Ils surveillent les connexions à l’adresse IP. Grâce à leurs outils, ils sauront si des gens se rendent à cette adresse. Mais selon toute vraisemblance, ces images sont forcément à destination de quelqu’un. Et Gentil faisait partie du lot.
Abigaël essayait de réfléchir à voix haute.
— Peut-être que ces caméras permettent aussi à Freddy de surveiller les enfants tout en étant au travail. Même de loin, il garde un œil sur eux. Il ne les lâche pas d’une semelle. Il est probable que d’autres caméras filment les autres pièces, les autres enfants. Les experts vont pouvoir retrouver les adresses des autres webcams si elles existent ?
— Ce n’est pas simple, mais ils y travaillent.