— Je suppose que Freddy a un moyen de savoir qu’on l’observe ? demanda Frédéric.
— Si nous le pouvons, alors lui aussi.
Frédéric se releva, nerveux. Il imaginait bien Freddy derrière son ordinateur, à détecter leur connexion, à les imaginer pénétrer son univers dément. Et si tel était le cas, ça ne l’inquiétait pas puisqu’il ne coupait pas l’accès au site.
— Peut-être que ça ne le dérange pas d’être observé, fit-il. Peut-être même que ça lui plaît, que ça décuple son sentiment de supériorité.
Il fit quelques pas dans la pièce pour refroidir la coulée de lave qui bouillait dans ses artères.
— Les enfants que l’on cherche depuis plus d’un an sont quelque part de l’autre côté de cet écran, dit Abigaël. Qu’est-ce qu’on peut faire pour les retrouver ?
— En l’état, rien pour le moment, répliqua Gisèle de sa voix de stentor. Les experts sont à l’affût, ils enregistrent tout ce qui se passe sur les écrans, essaient de remonter la trace. On peut espérer très fort que Freddy se présente dans la salle où il y a cette machine, qu’il s’expose à ces caméras, qu’on voie enfin son visage.
Abigaël s’empara de la liste des connexions au site de Nicolas Gentil.
— Il faut qu’on comprenne comment Gentil est arrivé sur ce site. Il faut de nouveau l’interroger, accéder à son passé psychiatrique, comprendre qui il est et comment il est entré en contact avec Freddy. En l’espace de six mois, il a dû entendre ou voir des choses. Il pourrait nous aider.
— On va mettre tout ça en place le plus vite possible, répliqua Lemoine. Gentil a compris depuis bien longtemps que ces enfants étaient ceux liés à notre affaire. Et au lieu de nous le signaler, il a tout gardé pour lui pendant des mois. Il s’est nourri de leur souffrance pour écrire sa putain d’histoire.
Abigaël observa la dernière ligne.
— Son ultime connexion date du jour où il s’est coupé les doigts. Le 28 mars dernier, à 21 h 10. Il avait branché son ordinateur sur son écran géant, et… et il était devant l’un de ces enfants. C’est à lui qu’il demande pardon. Pardon de n’avoir rien dit. Pardon de ne pas l’avoir aidé.
Abigaël observa la pièce obscure avec les deux lueurs. Pensa aux petites victimes. La pièce numéro 4 devait être juste à côté. Une caméra permettait-elle aussi d’observer son occupante anonyme ? Qui remplaçait Léa ? Abigaël aurait tout donné pour pouvoir observer deux secondes le visage de Cendrillon.
La lumière dans la pièce de la piscine s’éteignit, tandis que la caméra restait active. L’écran diffusait une espèce de neige grossière. Les enquêteurs retinrent leur souffle, mais plus rien ne se passa. Presque minuit. Patrick Lemoine se leva et alluma une cigarette au seuil de la pièce.
— On dirait bien que Freddy est allé se coucher. Je crois qu’il ne se produira rien cette nuit. Rentrez chez vous vous reposer un peu, il y aura toujours quelqu’un devant l’écran, de toute façon. On se tient au courant s’il y a du neuf. Ça risque de bouger pas mal dans les heures à venir. Il va falloir toute votre énergie.
— On est dans l’antre du monstre et tu voudrais qu’on parte ? répliqua Frédéric. On reste.
65
Abigaël sursauta au claquement d’une porte. Coup de fouet dans l’organisme, adrénaline, réveil, scan de l’environnement. La Veuve folie… Au-dessus d’elle, l’ampoule protégée par une grille grésillait.
Elle se redressa, dans cette moiteur caverneuse. Mains sur ses brûlures, rituel de vérification. Réalité. Elle avisa sa montre : 3 h 50. Elle s’était endormie une quinzaine de minutes.
Frédéric et Patrick étaient encore rivés à l’écran à son retour dans la salle Merveille 51. Dans la cuisine, Gisèle faisait couler le café.
— Tu as pu récupérer un peu ?
Abigaël trempa ses lèvres dans le breuvage que lui servit Gisèle.
— Ça va… Mais toi, tu ne devrais pas être auprès de ton mari à l’heure qu’il est ? Il va finir par avoir du mal à croire que tu consultes des recettes de cuisine…
— Je lui ai dit qu’on avait besoin de moi pour une urgence, que ce serait la dernière fois, bref, le truc qui finit forcément en engueulade. Mais c’est pas grave, on en a vu d’autres en trente ans de mariage.
Elle désigna du menton la salle de travail, le regard nostalgique.
— T’as beau dire, mais c’est ici que je me sens bien, avec eux. Quand on met nos tripes sur la table. Ce job, j’ai vraiment du mal à m’en défaire. Il est inscrit dans mon ADN, tu comprends ?
Elle apporta des tasses pleines aux hommes.
— Des nouvelles ? demanda Abigaël en s’approchant de l’écran.
— Oui, oui, répliqua Patrick. J’ai eu un appel de nos experts il y a dix minutes. Quelqu’un s’est connecté aux deux adresses du site à 3 h 45. D’abord, la connexion vers la piscine. Ensuite, vers l’autre pièce.
Elle fixa l’écran. Il ne se passait toujours rien de l’autre côté des webcams.
— Nos hommes sont en train de tracer l’endroit d’où vient la connexion, ce n’est pas le plus long. Ce qui prend du temps, ce sont les autorisations qu’on doit obtenir pour remonter à l’internaute de façon très précise. Nowicki a lancé les demandes. Si tout fonctionne bien, si la connexion n’est pas sécurisée, on peut espérer des résultats dans les heures à venir.
— Ça bouge ! fit Frédéric.
Grand silence. Tous retenaient leur souffle. Bruit de porte dans la pièce où était retenu l’enfant. Les deux points lumineux semblèrent voler dans l’obscurité, puis disparurent du champ de la caméra. Claquement de verrou. Après deux minutes, la lumière s’alluma dans la pièce de la piscine. Un enfant apparut.
— Il met un certain temps pour passer d’une pièce à l’autre, souffla Frédéric de peur que Freddy ne l’entende. Peut-être dans le sous-sol d’une grande maison… Ou une dépendance…
Le môme portait un pyjama identique à celui trouvé sur Victor. Amaigri, les joues creuses, comme aspirées de l’intérieur. Il portait des espèces de lunettes artisanales et lumineuses sanglées à sa tête par un système de lanières.
— On dirait Arthur, lâcha Lemoine en fronçant les sourcils.
Abigaël observa chaque détail. C’était bien d’Arthur qu’il s’agissait, le dernier petit kidnappé qui rêvait de devenir joueur de football. Comme Victor, il n’était plus que le fantôme de lui-même. Une autre silhouette s’avança dans le champ, attrapa le môme par le poignet. Le gamin poussa un petit gloussement, mais se laissa faire.
— C’est lui. C’est Freddy.
Abigaël se sentit comme électrisée lorsque Freddy fit front à la webcam. Il portait un costume qui ressemblait à une longue robe noire en lambeaux, avec la tête coiffée d’un masque de renard effrayant, au long museau roux et blanc, et dont les poils descendaient jusqu’au cou. L’une de ses mains portait un gant avec de courtes griffes, acérées comme des poignards. On aurait dit du métal.
Les gendarmes et Abigaël n’en perdaient pas une miette. Fixer cet écran, ce pauvre môme et le monstre qui l’accompagnait, c’était recevoir un couteau dans le ventre et regarder le sang couler, sans pouvoir empêcher la vie de vous glisser entre les doigts. Arthur, c’était un éclat de vie cerné de ténèbres.
Freddy ôta les sangles autour du crâne d’Arthur, puis les lunettes spéciales. L’enfant cligna des paupières puis, d’un geste qui paraissait coutumier, s’empara d’un oreiller avant de prendre place sur le disque au-dessus de la piscine. Il s’y allongea, pile sous un Caméscope qui le filmait probablement.
— Il sait ce qu’il faut faire, constata Abigaël. Il connaît la procédure par cœur. Cet endroit, c’est un lieu d’expérimentation, de conditionnement.