Il était exactement 4 heures lorsque Freddy appuya sur un bouton fixé au boîtier situé au-dessus de l’île. L’étoile luminescente se transforma en triangle après une poignée de secondes. Puis la lumière de la pièce s’affaiblit, devint douce, accompagnée d’une musique faite de bruits de cascade et d’orage lointains. Freddy avait disparu du champ visuel.
— Qu’est-ce qu’il fout ? demanda Frédéric.
— Il crée une ambiance calme, genre salle de détente : les sons hypnotiques, les légères variations de lumière qui se reflètent sur l’eau. Regardez, Arthur s’assoupit déjà.
En effet, le môme s’endormit presque instantanément, et tout l’écran sembla se figer. Seul le symbole luminescent changea au bout d’une dizaine de minutes. Le triangle devint cercle.
— Ce sont des séquences de ce boîtier que Gentil a recopiées sur un cahier et sur un mur de sa chambre, déclara Abigaël. Chaque jour, il était derrière son écran, comme nous en ce moment. Il observait tout ce qui se passait dans cette pièce. Et il notait les symboles.
— Pourquoi ces symboles changent ? Qu’est-ce qu’ils veulent dire ?
— Je n’en sais rien.
Lemoine s’était levé pour répondre à un appel. Il allait et venait, derrière eux, téléphone à l’oreille.
— L’observateur anonyme est toujours connecté, fit-il en raccrochant. Ce salopard d’internaute vicelard est en train de regarder ce qui se passe.
Frédéric enchaîna les cigarettes, le café coulait dans les gorges pour chasser la fatigue. Ils étaient tous comme des poissons rouges tournant dans un bocal, à affronter la réalité à travers un prisme. L’homme qu’ils traquaient depuis si longtemps se trouvait juste là, de l’autre côté de la vitre, et ils ne pouvaient rien faire pour l’atteindre.
Au bout de vingt minutes, l’île se mit à pencher doucement, actionnée par un piston. Freddy apparut à côté de la piscine. Avec l’inclinaison croissante, le corps d’Arthur glissa et finit par tomber dans l’eau. Le gamin se réveilla en criant face à l’immonde tête de renard. Épouvanté, il but la tasse et faillit se noyer. Abigaël partit vomir aux toilettes. Lorsqu’elle revint, l’île se redressait tandis qu’Arthur hurlait.
La consternation et l’effroi frappaient les visages des deux hommes et des deux femmes qui essayaient de comprendre la raison d’un tel acharnement. Personne ne parlait, quelques échanges de regards perdus qui finissaient par revenir vers l’écran. Tenu fermement par Freddy, Arthur sortit de la piscine, se déshabilla, s’essuya, tout en grelottant. Guidé par les gestes secs de son bourreau, il enfila un autre pyjama, saisit un nouvel oreiller et reprit sa position recroquevillée sur l’île. Il essaya de garder les yeux ouverts, de lutter contre le sommeil.
Frédéric ne tenait plus en place. Il se leva, se mit à déambuler à l’instar de son chef. Pendant qu’il ne regardait pas, le symbole changea deux fois de suite en moins de dix secondes. Carré, cercle. Arthur se rendormit de longues minutes. Progressivement, son corps se relâchait, le sommeil venait le chercher, l’engloutissait vers les abysses.
Puis encore, l’île qui penchait, la chute dans l’eau, le réveil, les cris, la présence de Freddy. Malgré l’angoisse de la noyade qui lui vrillait le ventre, Abigaël se tourna vers les gendarmes.
— J’ai l’impression que Freddy essaie de contrôler le sommeil d’Arthur. Les lunettes avec les lumières orientées vers les pupilles sont là pour l’empêcher de s’endormir tant que son kidnappeur ne l’a pas décidé. Freddy l’amène dans cette salle, lui ôte les lunettes. Arthur est tellement épuisé et soulagé de ne plus avoir de lumière dans les yeux qu’il s’endort sur-le-champ. Freddy le laisse alors s’enfoncer dans les différentes phases du sommeil. Sommeil lent, lent profond, profond. Mais il le réveille quand tous les muscles se relâchent, juste avant l’entrée dans le sommeil paradoxal. Regardez la caméra présente juste au-dessus : Freddy doit surveiller les mouvements de paupières d’Arthur. Et à mon avis, dès qu’elles se mettent à bouger très vite, Freddy déclenche la bascule de l’île, ce qui réveille l’enfant.
— C’est dément, fit Patrick. Pourquoi il fait ça ?
— À chaque nouvel endormissement, l’organisme essaie de compenser le manque de sommeil paradoxal en réduisant les autres phases préliminaires. Les phases de sommeil lent profond, puis lent vont finir par disparaître au profit du sommeil réparateur et essentiel à la vie. Je pense que… qu’après plusieurs semaines de cet horrible traitement, le cerveau d’Arthur ne sait plus très bien où il en est. Il a un tel besoin de sommeil profond et paradoxal qu’il déclenche la paralysie avant même qu’il ne s’endorme.
— Exactement ce qui s’est passé avec Victor quand on l’a retrouvé. C’est donc comme ça que Freddy transforme leur sommeil. Un traitement digne d’une expérimentation nazie. À force de terreurs et de privations, les hallucinations se multiplient. L’incube finit par apparaître.
Derrière son écran, Patrick n’en pouvait plus. L’impuissance le dévorait. Et le temps passait, et Arthur sombrait, et le cycle recommençait. Comme en phase avec le gamin, Abigaël n’arrivait plus à lutter, sa tête vacillait, le serpent avait faim.
— Désolée, il faut que… que je…
Elle ne termina pas sa phrase et s’endormit assise sur sa chaise, la tête sur ses bras étalés devant elle. Frédéric écrasa sa cigarette.
— Quand elle tombe comme ça, même une bombe ne pourrait pas la réveiller. Je la ramène à l’appartement, il faut qu’elle se repose. Dans une demi-heure, je suis de retour.
— Tu veux de l’aide pour la transporter jusqu’à la voiture ?
— Merci, mais je devrais me débrouiller.
Il passa le bras de la jeune femme autour de son cou et disparut dans les couloirs.
Après une demi-heure, il revint avec un paquet de café neuf, des biscuits et des canettes de Coca. Gisèle était partie se reposer dans une chambre.
— J’en ai profité pour vider les placards. (Il montra l’écran.) Alors ?
— Viens voir.
Arthur était réfugié dans l’angle d’un cachot, sans lunettes, les genoux pliés contre son torse. Il fixait l’ampoule du plafond avec de la terreur dans les yeux. La pièce se résumait à un cube de béton d’environ trois mètres sur trois, sans fenêtre, au sol recouvert de paille. Dans un coin, un matelas, une bouteille d’eau, un seau en métal.
— Exactement tel que Victor a décrit les lieux, dit Patrick.
Les deux gendarmes n’en pouvaient plus, leurs corps étaient crispés, traversés de nœuds. Ils allumèrent une énième cigarette pour décompresser un peu. Frédéric avait utilisé le Zippo d’Yves, récupéré sur le bureau de son salon. Il le manipula dans sa main.
— Abigaël s’est réveillée quand on est arrivés à l’appartement. Et elle a encore essayé de se brûler. À 4 heures du matin, tu te rends compte ? Elle voulait être sûre que « tout était vrai », garder une trace de ces heures passées à observer un pauvre môme en train de se faire torturer. J’ai dû lui arracher ce fichu briquet des mains, elle ne voulait pas le lâcher. J’ai tout embarqué avec moi. Mes cartouches de cigarettes, mes briquets, mes allumettes.
Il observa le fou gravé dans le métal, l’air triste.
— Je ne t’ai pas dit, mais…
— Mais quoi ?
— L’intérieur de sa cuisse est couvert de tatouages récents. Elle a fait ça en cachette avant de me le révéler, il y a quelques jours.
— Quel genre de tatouages ?
— Des phrases en rapport avec sa fille, avec Freddy, avec l’écrivain, du type « Qui est Josh Heyman ? » ou encore « Découvrir les démons de JH ». Elle utilise son corps comme une sorte de… parchemin. Chaque jour, j’ai l’impression que ça empire. Ses pensées noires, la fréquence des brûlures et des piqûres d’aiguille. C’est toute cette histoire qui lui monte à la tête.