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— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

Frédéric haussa les épaules.

— Qu’est-ce que tu ferais, toi, à ma place ?

— Je sais pas, j’ai des mômes, une femme que je connais depuis plus de vingt ans, c’est un peu différent. Mais si ce genre de chose lui arrivait, je crois que… que ça me rendrait complètement marteau. Je ne peux pas l’imaginer se brûler avec des cigarettes. Ce serait pas Hélène, ça. Mais si vraiment elle le faisait, j’aurais peur que… qu’elle aille plus loin. Qu’elle finisse par se faire vraiment mal. Avec des couteaux, des lames, tu vois le genre ? Je ne suis pas médecin, mais ça m’a l’air bien grave, quand même, ce qui est en train de se passer avec Abigaël. Je serais toi, je l’emmènerais consulter un psy.

— On en a déjà parlé. Elle refuse.

Frédéric hocha le menton vers le visage d’Arthur.

— Je sais que c’est pas bon pour elle de voir ces horreurs. Penser à ces enfants lui rappelle sa fille en permanence. Elle est prise dans une spirale autodestructrice. C’est pour ça que j’aimerais que tu me rendes un service.

— Je t’écoute.

— Il faudrait qu’elle n’accède plus aux dossiers, ni qu’elle entre ici comme bon lui semble.

— La retirer de l’enquête, tu veux dire ?

Frédéric acquiesça. Patrick Lemoine réfléchit quelques instants.

— Très bien. Si c’est mieux pour elle.

66

Au milieu de la matinée, Abigaël sortit du débit de tabac avec un paquet de cigarettes et un nouveau Zippo entre les mains. Elle devait sentir la présence du feu à proximité pour se rassurer et réagir aux événements cruciaux. Il fallait qu’elle s’accroche à la réalité, ses cicatrices la portaient vers l’avant, l’aidaient à tenir et se battre. Certes, Frédéric veillait sur elle, mais il ne l’empêcherait certainement pas d’aller au bout de sa quête en la privant de ce petit objet de fumeur.

Elle rentra à l’appartement et s’installa au bureau, le nouveau briquet posé devant elle.

Coup d’œil sur son écran allumé : un mail était arrivé. Il provenait d’un certain Ghislain.

« Bonsoir Abigaël,

Je n’ai pas eu de nouvelles de votre part, mais avez-vous pu finalement déchiffrer votre message crypté grâce au chiffre-livre ? Tenez-moi au courant. Je vous l’ai dit, votre problème m’intrigue.

Bien à vous,

Ghislain (forum cryptographie) »

Aucun souvenir de ce Ghislain ni d’avoir un jour entendu parler de chiffre-livre. Elle fouilla dans les éléments reçus, envoyés, dans la corbeille de sa messagerie, mais ne décela nulle trace d’un échange avec lui. Elle lui répondit en lui demandant de renvoyer les informations et attendit derrière son écran. La réponse n’arriva pas, malheureusement.

Une fois prête, elle se mit en route pour la caserne. La barrière ne s’ouvrit pas lorsqu’elle se présenta devant le poste de sécurité de la Veuve folie. Elle baissa la vitre et fit un petit signe au planton, qui s’avança.

— Je suis désolé, mais vous n’avez plus l’autorisation d’entrer.

— Vous devez vous tromper. Vous pouvez vérifier ?

Le gendarme ne daigna pas consulter ses papiers.

— Je sais qui vous êtes, madame Durnan, et je vous dis que vous n’avez plus l’autorisation d’entrer.

— Et je peux savoir qui a ordonné une chose pareille ?

— Le capitaine Lemoine.

C’était forcément une erreur. Abigaël fit marche arrière, se gara un peu plus loin et décrocha son téléphone. Mais ni Frédéric ni Patrick Lemoine ne répondirent. Elle laissa des messages. Pourquoi Lemoine l’aurait-il brusquement écartée ? Certes, elle n’était pas revenue de façon officielle sur l’affaire, mais quand même…

Une fois de retour à l’appartement, elle hésita à se connecter au site de Freddy, elle avait mémorisé l’adresse Internet et brûlait de savoir ce qui se passait. Mais elle se résigna, afin de ne pas saper le travail des gendarmes en créant une nouvelle connexion.

Consultation des mails. L’internaute du forum de cryptographie, Ghislain, ne lui avait toujours pas répondu. Elle se mit à tourner en rond. Elle n’en pouvait plus d’attendre, de rester cloîtrée ici, à ne rien faire. Dernier recours : un coup de fil à Gisèle, qui décrocha son téléphone.

— Patrick m’a vraiment écartée de l’affaire ? demanda-elle de but en blanc.

— Oui. Il dit que tout ça, ça te…

— Il est à côté de toi ?

— Parti avec Frédéric il y a une demi-heure.

— Où ça ?

— Patrick m’a demandé de…

— Où ?

— Je te fais confiance, Abi, et je ne t’ai rien dit. Les équipes informatiques savent que la connexion Internet fantôme provient du réseau d’un téléphone portable en partage avec un ordinateur, et qui est toujours connecté au site de Freddy. L’antenne relais est située à l’est de Saint-Omer. Ils sont en train d’affiner pour localiser le téléphone. Ils pensent qu’ils auront l’information dans deux heures. Je ne peux pas t’en dire plus, je suis…

Abigaël avait déjà raccroché. Saint-Omer. Encore une ville qu’elle connaissait bien, parce qu’elle y avait passé une partie de sa scolarité en pension. Le collège privé Saint-Julien, un ensemble de bâtiments gris et austères entourés de marais… Un endroit évoqué dans son portrait fait par la presse et qui avait fermé ses portes en 2001, à cause de problèmes de financement. Son quotidien jusqu’à la fin de la troisième. Les souvenirs de cette période n’étaient plus très nets, mais résistaient au trou noir dans sa mémoire.

Comme pour la maison abandonnée de Loon-Plage, il ne pouvait pas s’agir d’un hasard. L’enquête la ramenait chaque fois sur les traces de son enfance. Les cauchemars, le sommeil… Abigaël y voyait là une équation à multiples inconnues impossible à résoudre.

Un quart d’heure plus tard, elle quittait Lille en direction du Pas-de-Calais, sans arme, sans savoir ce qui l’attendait, avec ses seules interrogations. Un type s’était peut-être connecté au site de Freddy pour observer un enfant en souffrance depuis un endroit qui lui était familier.

Elle roula pied au plancher, radio éteinte, essayant de contrôler ses pensées, de refouler toute émotion qui pourrait réveiller le serpent. Elle compta les bandes blanches sur la route. Autoroutes, nationales. Au bout d’une heure, le paysage changea, tandis que le soleil était à son zénith. La végétation chassa le béton et la brique, la nature envahit l’espace. Face à elle, des arbres au feuillage d’émeraude, des canaux noirs qui miroitaient sous le ciel bleu pâle. L’humidité saturait l’air, des grappes d’insectes bourdonnaient plus loin, troublant l’horizon. L’Audomarois, c’était le bayou du Nord. Abigaël se rappelait vaguement les allers-retours entre Loon-Plage et Saint-Omer, le week-end. Son père, qui l’abandonnait à l’internat avant de disparaître durant toute la semaine, parfois plus. La rigueur de l’enseignement et ses nombreuses punitions, à chaque endormissement en classe. Ici, elle avait appris ses leçons à coups de bâton sur les doigts.

Elle bifurqua sur une route bordée de langues d’eau, d’arbustes touffus, à un kilomètre à peine de la ville, puis aperçut au loin l’établissement à la grille d’entrée mangée par les ronces. Elle se gara sur le bas-côté et sortit, coupée du monde.