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Le cadenas du portail était rouillé et ouvert. Forcé, ou pas ? Abigaël écarta un vantail et se faufila dans l’interstice. Tellement étrange de remettre les pieds dans ce lieu du passé, presque irréel. Trop calme, trop silencieux. Deux, trois oiseaux, perchés haut dans les branchages, comme les gardiens d’un vieux temple. Les mauvaises herbes avaient profité des craquelures dans l’asphalte pour pousser de façon désordonnée au milieu de cette cour où, jadis, avaient joué des enfants. Abigaël pensa aux Oiseaux d’Hitchcock. Il régnait ici le même genre d’atmosphère que dans le film, juste avant que les volatiles attaquent l’école.

Elle se glissa derrière l’un des murs de brique de l’ancien bâtiment administratif et rédigea un SMS pour Patrick Lemoine et Frédéric : « Suis à mon ancienne école privée de Saint-Omer/Clairmarais. Suis en danger. » Elle n’envoya pas ce message et garda le téléphone en main, prête à appuyer sur « OK » à tout moment. Elle sentait, partout autour, comme une main crochue prête à l’étrangler. Une espèce d’incube en chlorophylle, de Horla végétal qui jaillirait du fond de la forêt.

Pourtant, rien n’indiquait une présence humaine. Si quelqu’un était là, n’y aurait-il pas une voiture garée alentour ?

Les quatre bâtiments principaux se situaient autour d’un grand parc où ne survivaient que des vestiges de bancs, de vieux buts de foot rouillés, de terrains de basket aux paniers en lambeaux. Abigaël longea la cantine, lorgna par les fenêtres grises de crasse ou brisées. Des dizaines de chaises entassées en mikado au milieu, entre les tables retournées ou plaquées contre les parois. Des tags, ici et là, des sigles, des dessins tordus, des gueules de chiens, des serpents, des pentacles. Elle accéléra le pas, observa dans les coins et recoins. L’immobilité des choses mortes avait quelque chose de terrorisant.

Puis elle s’avança vers l’internat des filles. Une grande mâchoire de requin avait été peinte autour de l’entrée. Abigaël monta avec retenue les marches en béton. Porte ouverte récemment : les orties devant le seuil avaient été piétinées.

Elle resserra sa poigne sur son téléphone portable quand la mâchoire l’avala.

Il faisait beaucoup plus frais à l’intérieur du bâtiment. Devant elle se déployait le grand couloir austère et sans âme… Le carrelage craquelé… Les chambres, de part et d’autre, vidées de leurs meubles… Abigaël entendait au fond de sa tête les pas lourds de la surveillante… Les rires dans les pièces adjacentes, les pleurs parfois, surtout les siens. Les années passées ici n’avaient pas été heureuses, et sa narcolepsie n’y avait pas été pour rien : « paresseuse », « affabulatrice », des qualificatifs crachés par toutes les bouches… Son fardeau quotidien.

Elle observait à droite, à gauche, en marchant vite, étranglée par l’angoisse du passé. À un moment, elle s’arrêta : que faisait-elle dans cet endroit abandonné depuis des années ? Complètement improbable. Un scénario digne de l’un de ses pires cauchemars.

Elle voulut relever la manche droite de son sweat, mais une sonnerie de téléphone la glaça. Ça provenait de la salle des douches, à l’autre extrémité du couloir. Elle retint son souffle, immobile, avec l’impression que, si elle faisait le moindre pas, le monde entier l’entendrait. La sonnerie cessa enfin. Personne n’avait répondu.

Elle laissa s’écouler une ou deux minutes puis s’approcha à pas de loup, évitant les morceaux de verre qui jonchaient le sol. Son pouls s’était accéléré, ses sens bouillaient. Son corps en alerte préparait déjà la fuite. Elle inspira fort, bascula dans la pièce et s’immobilisa net, comme si elle avait percuté une vitre invisible.

Des centaines de feuilles de journaux recouvraient chaque centimètre carré du carrelage. Méticuleusement scotchées entre elles et contre les plinthes, jusqu’au seuil des douches aux portes volatilisées. Un vrai travail de psychopathe.

La plupart de ces doubles pages montraient le même visage : le sien. Il s’agissait du grand portrait pour la presse, répliqué à l’infini. Abigaël se tenait face à des centaines de copies d’elle-même.

La vague d’émotion qui la submergea fut d’une telle force que la jeune femme sentit ses jambes se dérober. Son téléphone portable lui échappa des mains et s’écrasa sur le carrelage. Elle eut à peine le temps de penser cataplexie que, à l’instar de son appareil, elle tomba les genoux en premier, puis l’épaule gauche qui percuta violemment la surface, suivie par la tête. Bruit sourd sous son crâne, côté tempe gauche. Une douleur l’irradia. Elle était désormais incapable de bouger le moindre muscle.

À la merci de n’importe qui.

67

Abigaël gisait, devant le téléphone inconnu posé à quelques mètres, à proximité d’un cahier fermé et d’un ordinateur portable allumé. Sa joue avait raclé le sol, ses narines reniflaient la poussière. Ses yeux ne pouvaient pas rouler dans leurs orbites — les muscles oculaires jouaient aux abonnés absents — et étaient rivés sur l’écran de l’ordinateur qui montrait Arthur, enfermé dans sa pièce faiblement éclairée. Le gamin était assis sur son matelas, les genoux contre le torse, triste et immobile. Il tourna la tête dans sa direction et quelque chose changea dans l’expression de son visage. Il y apparut de la surprise.

Abigaël eut alors une certitude : il la voyait. La webcam de l’ordinateur devait être activée. L’enfant recula dans un coin et se recroquevilla. Il ne la lâchait plus des yeux. Abigaël se rappelait parfaitement les cris de Victor lors de leur rencontre. À l’évidence, Arthur aussi avait peur d’elle.

Elle tenta de rester calme, de faire le vide dans sa tête. Il fallait que son cerveau comprenne qu’elle ne dormait pas, qu’il la débarrasse de cette paralysie du corps. La cataplexie pouvait durer une, deux, dix minutes, il n’y avait pas de règles, il n’y en avait jamais eu.

À l’écran, Freddy apparut, d’abord de dos. Un dos large, massif. Il portait son masque de renard, sa cape sordide, son gant avec les griffes. Il regarda dans la même direction que le gamin. Vers Abigaël. Sa tête s’inclina alors vers la gauche, puis s’approcha de l’écran qui devait se trouver dans la cellule d’Arthur. Puis il se redressa et se mit à aller et venir au fond de la cave. Nerveusement.

Dans le cachot de son corps, Abigaël luttait. Son téléphone portable la narguait, à dix centimètres de son nez. Il suffisait d’appuyer sur l’écran pour envoyer le SMS aux gendarmes, mais, même ça, elle n’en avait pas la force. De l’autre côté de la caméra, Freddy était aussi immobile qu’elle. Il la fixait. Sa grosse truffe noire de renard devait être collée à la webcam, car elle occupait la quasi-totalité de l’écran.

Soudain, Abigaël perçut le bruit d’un moteur de voiture. Un ronflement lointain qui s’infiltrait au plus profond de son organisme, qui faisait vibrer le carrelage sous sa joue meurtrie. Son cœur monta dans les tours. Elle sentait la peur l’ensevelir, son cerveau lui ordonnait de fuir autant qu’il la paralysait. Paradoxe insupportable qui lui déchirait le corps et la conscience.

Le véhicule arrivait à présent dans la cour. Le grondement du moteur cessa. Une portière claqua de l’autre côté du mur. Une seule personne. Il ne pouvait donc pas s’agir des gendarmes.

C’était lui. Le propriétaire de l’ordinateur.

Abigaël n’arrivait même pas à déglutir. Ses doigts pesaient des tonnes, une chape de béton la clouait au sol. Son souffle s’accélérait, la panique la gagnait, elle était comme une méduse gisant sur le bord de la plage. Incapable de se défendre. Freddy s’était plaqué contre l’écran pour mieux voir, pour la sentir. Avait-il entendu la voiture arriver, lui aussi ? Elle pouvait deviner, dans les trous sombres du masque de renard, la noirceur de ses yeux et la couleur de sa haine.