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Un bruit résonna dans le couloir de l’internat. Au moment où une porte lointaine claqua, Abigaël sentit un frémissement de mouvement dans ses mains. L’influx nerveux se propagea jusqu’à ses épaules, qu’elle put faire rouler. La marée se retirait. Elle sentait à peine ses jambes lorsque deux chaussures apparurent juste devant ses yeux. L’une d’entre elles s’abattit sur son visage, l’écrasant contre son propre portrait sur le papier journal.

Puis une voix jaillit de l’ordinateur. Celle de Freddy.

— Cogne-la.

Abigaël voulut hurler, mais un râle à peine audible sortit de sa gorge.

— Cogne-la, j’ai dit ! s’écria Freddy d’une voix plus ferme.

Alors ce fut la douleur sur le crâne. Puis le noir.

68

Flou… Focalisation… La surface des murs ondoyante, puis lisse… Un homme de dos, agenouillé devant l’ordinateur, dans une position de prière… Posé à ses côtés, sur les journaux, un grand couteau de cuisine ensanglanté.

Abigaël ressentait une douleur lancinante à la tête, aux épaules. Partout. Elle avait été transportée dans un coin, placée en position assise, ses mains et ses pieds attachés avec du fil électrique poussiéreux. L’homme avait serré si fort que le câble lui tailladait les chairs. Dans sa bouche, un chiffon à l’odeur de gasoil, qui lui permettait à peine de respirer. Nausées, estomac noué. Plusieurs tours de ruban adhésif lui écrasaient les joues et la bouche. Elle baissa la tête, scruta son ventre, ses jambes, ses bras. D’où venait le sang sur le couteau ? Où l’homme l’avait-il frappée ? Des images terribles lui vinrent en tête : on l’avait anesthésiée, on lui avait volé un organe puis recousue. Elle voulut déglutir et se mit à tousser.

L’individu avait le dos arrondi, des épaules tombantes, les cheveux courts. Une veste verte chiffonnée sur les épaules. Une physionomie qui disait quelque chose à Abigaël. Cette silhouette, elle l’avait déjà croisée.

Quand l’homme tourna la tête dans sa direction, elle sentit une boule d’effroi exploser dans son ventre. Elle le connaissait, elle lui avait rendu visite voilà quelques jours à peine.

Cet homme qui pleurait son fils. Le père d’Arthur.

Ses yeux étaient baignés de larmes. Chemise ouverte, débraillée, trempée de sel et de sueur. Devant lui, sur l’écran de l’ordinateur, seul Freddy profitait du spectacle : Arthur avait disparu de la pièce.

— Il voulait que ce soit comme ça, murmura Benjamin Willemez. Il voulait que ce soit ici, avec les journaux, et moi au milieu. Il voulait qu’on…

Son visage était d’un blanc cadavérique, et ses globes oculaires injectés de sang. Il se redressa avec difficulté et se tourna vers Abigaël, les bras écartés, les paumes orientées vers l’avant. Deux entailles traversaient ses poignets, deux grands sourires profonds aux lèvres cerise.

Il se vidait de son sang.

— … qu’on me retrouve mort au milieu de tous ces articles. C’était la seule possibilité.

Son téléphone portable sonna de nouveau. Benjamin tressaillit et fixa l’engin, s’essuyant le front avec son avant-bras imbibé d’hémoglobine.

— C’est ma femme… Oh, mon Dieu !

— Tu la fermes ! cria Freddy de l’autre côté de l’écran. Et regarde-moi !

Le père d’Arthur porta ses mains ouvertes à son visage, le sang éclaboussa sa chemise. Il fixait toujours Abigaël.

— Vous lui direz que, quoi qu’il ait pu se passer, quoi qu’elle pense, je l’aimais. Que…

La voix de Freddy, encore, qui ordonnait et menaçait. Benjamin se mit à trembler et se tourna vers lui. Les ordres de Freddy, toujours :

— À genoux.

L’homme obéit, hypnotisé par l’écran. Le sang coulait sur son pantalon, jusqu’à former une petite flaque à ses pieds. Abigaël tenta de se défaire de ses entraves, en vain. Elle suppliait à travers son bâillon. Le père d’Arthur allait mourir devant elle.

Mais Benjamin n’entendait plus rien, sa tête dodelinait, la vie le quittait. Il peina à tendre une main vers l’écran.

— Je suis tellement désolé d’avoir attendu si longtemps, murmura-t-il.

Il vacilla, bascula sur la gauche, s’effondra. Dans un ultime effort, il se mit en position fœtale. Son corps fut pris d’un soubresaut, puis plus rien. Abigaël fixa l’écran, cet homme monstrueux qui, à son tour, la dévisageait, caché derrière son masque. Cette gueule démente de bête sauvage. Cette mâchoire entrouverte, aux canines acérées. Le démon voleur de sommeil.

— Ton tour, bientôt, fit Freddy d’une voix grave.

Puis il se leva et disparut du champ. Quelques secondes plus tard, l’écran devint noir, tandis que le sang de Benjamin Willemez était peu à peu absorbé par les feuilles de journaux, avec ce feulement presque imperceptible du papier qui boit.

Et, tandis qu’elle entendait d’autres moteurs de voiture, que des portières claquaient et que des bottes militaires écrasaient le verre brisé en se précipitant dans l’internat, Abigaël regarda les yeux morts du père d’Arthur, sûre d’une chose : il ne s’était pas suicidé.

69

Elle était appuyée contre une voiture de gendarmerie dans la cour de l’école. Un pansement recouvrait une partie de son crâne, là où le père d’Arthur l’avait cognée. Pas de blessure sanguinolente, juste deux grosses bosses, dont l’une due à sa chute. Les cimes des arbres feulaient autour d’elle, et les oiseaux étaient toujours là, imperturbables, perchés sur les branches. Frédéric lui apporta un gobelet d’eau, tandis que des hommes en uniforme entraient et sortaient de l’internat.

Elle but à grandes gorgées pour chasser le goût infect du gasoil au fond de sa gorge. Son compagnon lui passa une main dans la nuque, mais elle s’écarta imperceptiblement.

— J’ai eu si peur. Qu’est-ce qui t’a pris d’agir en solo, bon sang ? Tu aurais pu te faire tuer.

— Mais ça n’est pas arrivé. Freddy ne souhaitait pas me voir mourir. Pas ici, pas de cette façon.

Abigaël avait croisé ses bras, la tête baissée, hantée par le souvenir des dernières paroles de Freddy : « Ton tour, bientôt. »

— Tu m’en veux ? fit Frédéric.

— Pourquoi je t’en voudrais ? Avec Patrick, vous m’avez écartée de l’affaire.

— Ne jette pas la faute sur Patrick, l’initiative vient de moi. Je voulais juste te protéger. Il faut croire que j’ai bien raté mon coup.

Patrick Lemoine les rejoignit.

— Je viens d’apprendre que Freddy avait coupé tous les contacts, son site est devenu inaccessible, annonça-t-il. Page noire, nada. Plus aucun moyen de le tracer ni de surveiller d’éventuelles connexions.

Il protégea l’extrémité de son briquet d’une main et alluma une cigarette de l’autre. Abigaël observa la flamme qui se débattait dans l’air, les lèvres pincées, et fit glisser ses doigts sur le briquet neuf au fond de sa poche. Sentir son métal froid la rassura.

— Faut que tu nous expliques ce qui s’est passé, dit le capitaine de gendarmerie. Comment tu t’es retrouvée ici avant nous ? Comment tu as su ?

Abigaël livra un récit détaillé des dernières heures. Sa tentative de les joindre par téléphone, l’appel à Gisèle, l’évocation de Saint-Omer, le souvenir de cette école privée, le rapport avec son adolescence…

— Benjamin Willemez ne s’est pas suicidé.

— Il présente deux entailles au niveau des poignets, faites avec un couteau de cuisine qui porte encore l’étiquette du prix. Si ce n’est pas un suicide, qu’est-ce que c’est ?

— Une exécution. Il obéissait aux ordres.