— Aux ordres ?
— C’est Freddy qui lui a ordonné de venir dans mon ancienne école, de disposer tous ces vieux journaux me concernant au sol et de s’ouvrir les veines. Freddy était aux premières loges, il a voulu jouir de sa mort en direct.
Elle regarda son gobelet vide entre ses mains, songeant à chaque instant qu’elle venait de vivre. Puis releva un regard déterminé vers les deux gendarmes.
— On a cherché au mauvais endroit. Les enfants ne sont que les instruments de sa vengeance. C’est aux parents qu’il s’attaque en s’en prenant à leur progéniture. Ce sont eux, la cible.
— Précise, fit Lemoine.
— Il les tient en laisse, les détruit à petit feu, jour après jour. D’abord le kidnapping, puis les épouvantails pour montrer son pouvoir de vie ou de mort, puis l’interminable attente, et…
Elle inclina la tête, comme si un sac de nœuds venait de se défaire d’un coup sous son crâne.
— Il y avait un cahier dans la pièce, pas loin de l’ordinateur. Qu’est-ce qu’il y a dessus ?
— Je l’ignore, répliqua Patrick. Les techniciens sont en train de figer la scène de crime et…
— Je voudrais le voir. S’il contient bien ce à quoi je pense, alors… Oh, mon Dieu !
Elle vacilla, dut s’appuyer de nouveau contre le véhicule. Frédéric ouvrit la portière.
— Assieds-toi.
— Ça va aller. Le cahier, Patrick, s’il te plaît…
Il alla le récupérer auprès d’un technicien, après avoir enfilé une paire de gants en latex. Abigaël fit de même. Puis prit le cahier et le feuilleta.
— Regardez, les symboles sont là, sur des pages et des pages. Des ronds, des carrés, des étoiles, comme sur le mur et le cahier de Gentil.
— Qu’est-ce qu’ils signifient ?
— Quand je suis allée voir la mère d’Arthur, elle était persuadée que son mari la trompait. Il se rendait d’hôtel en hôtel, il dormait souvent à quelques kilomètres seulement de chez lui plutôt que de rentrer à la maison. Mais ce n’était pas à cause d’une femme, c’était parce que Freddy le forçait à se connecter à son site en pleine nuit, et à regarder son fils dépérir. Benjamin ne pouvait pas se poster devant son écran chez lui. Il fallait qu’il soit seul, isolé.
Patrick écrasa du talon sa cigarette à peine entamée. Il ne sentait même plus le goût du tabac et son envie de fumer avait été coupée net. Abigaël caressait sans s’en rendre compte son avant-bras gauche.
— Freddy le contraignait à regarder chaque fois qu’Arthur était placé sur l’île dans la piscine. Dès que le symbole changeait, Benjamin Willemez devait le noter sur son cahier, afin de n’en louper aucun. Une véritable torture pour un père : voir son fils dans de telles conditions et ne pas pouvoir détourner la tête. Puis, je suppose que Benjamin transmettait les séquences de symboles à Freddy, peut-être par mail ou en postant un message sur Internet. S’il manquait un symbole, s’il y avait une erreur quelconque, il devait y avoir des représailles. Une punition sur Arthur, des menaces de mort.
Frédéric et Patrick gardaient le silence et écoutaient avec attention. Abigaël était plongée dans ses déductions :
— Benjamin a dit : « Je suis tellement désolé d’avoir attendu si longtemps » avant de mourir. Je crois que Freddy attend un acte de leur part, il attend que…
Elle claqua des doigts et arpenta le macadam craquelé.
— Victor… On n’a jamais compris pourquoi Freddy l’avait relâché en premier. Qu’est-ce qu’on sait de Béatrice Caudial, sa mère ?
Patrick se rappelait cette femme venue voir son fils à l’hôpital, lorsqu’ils avaient retrouvé Victor. Un véritable zombie. Autant démolie que son enfant.
— Tu crois qu’elle aussi, elle se rendait sur ce site ? Que Freddy la contraignait à regarder Victor enfermé dans la salle de la machine et qu’elle devait noter les symboles ?
Abigaël secoua la tête.
— Pas elle, non. Mais rappelez-vous : Béatrice Caudial, caissière de supermarché. Mère seule vivant avec Victor, son unique enfant. Jamais mariée, pas d’hommes dans sa vie d’après ce qu’elle nous a raconté. Elle a eu Victor très jeune. Elle est un peu paumée, facile, ça s’est passé pendant l’été : Béatrice a 18 ans, une jeune fille jolie, très frivole et qui a tendance à aller voir un peu n’importe où, pour reprendre ses mots. Incapable, donc, de mettre un visage sur le père de Victor. On n’a pas creusé à fond cet épisode de sa vie, on aurait dû.
— Pourquoi ? Où est-ce que tu veux en venir ? demanda Frédéric qui ne tenait plus en place.
— Je pense que Nicolas Gentil est le père de Victor.
70
Il y eut un grand blanc après la déclaration d’Abigaël. C’était le genre de révélation qui, pour un gendarme, donnait l’impression d’avoir foiré l’enquête depuis le début.
— Rappelez-vous. Nicolas Gentil commence à se connecter au site juste après l’apparition de l’épouvantail lié à Victor, en septembre 2014. Sur son ordinateur, on découvre qu’il dispose de deux adresses Internet : celle de la salle qui contient la machine et celle qui filme la cellule du gamin. Tous les quatre jours, Freddy le force à se connecter et à assister au calvaire de son fils, en le contraignant à noter les symboles. Que lui fait croire Freddy ? Qu’il va finir par libérer le gamin si Gentil ne dit rien à personne et respecte les règles. Que, s’il parle, il tue Victor, il le mutile à l’image de l’épouvantail qu’il vient de livrer. Gentil est seul, isolé sur son île. Personne à qui parler. Il est plongé dans l’écriture d’un roman qui l’aide à exorciser les terribles visions que Freddy lui inflige. Comme une mise en abyme, c’est de notre enquête qu’il s’inspire pour raconter son histoire. Écrire l’aide à tenir le coup, mais chaque mot l’enfonce davantage dans les ténèbres et la folie. S’il désobéit, Dieu seul sait ce que Freddy le forcera à regarder… Puis vient le moment où Freddy fixe une condition à Gentil : s’il veut que son fils soit libéré, il doit se couper les dix doigts. C’est le contrat. C’est la punition. Qu’y a-t-il de pire pour un écrivain ?
Patrick Lemoine acquiesça avec conviction.
— Gentil se mutile fin mars, Victor est libéré début avril. Ça colle.
— Et toutes ces photos et vidéos pédopornographiques sur son ordinateur portable ? demanda Frédéric. Quel est le lien ?
— Il n’y en a pas, répliqua Abigaël. Nicolas Gentil avait cette perversion depuis plusieurs années. En Bretagne, son médecin m’a signalé que l’écrivain avait déjà un passé psychiatrique plutôt fourni. C’est là qu’il faut fouiller en priorité. Accéder, coûte que coûte, à son dossier médical. Et aller interroger la mère de Victor sur ce fameux été où elle est tombée enceinte. Si elle, elle ignore que Gentil est le géniteur de Victor, Freddy, lui, le sait.
— Sa connexion tous les quatre jours… Quatre enfants kidnappés… Tu penses que…
— … que Freddy s’occupe d’un enfant différent chaque nuit, oui. Il a établi un planning parfaitement rodé. Nicolas Gentil regardait les images des webcams… Benjamin Willemez regardait… Il y a fort à parier que l’un des parents d’Alice se connecte secrètement, lui aussi, au site depuis des semaines… Et très bientôt, ce parent va se retrouver dans la même situation que Benjamin Willemez et Nicolas Gentil. Freddy lui demandera de passer à l’acte.
— Dans ce cas, l’un des parents de Cendrillon aussi. C’est peut-être pour cette raison qu’il ne s’est jamais manifesté : Freddy le lui a interdit dès le début.
Abigaël observa le dortoir des filles. Le soleil avait commencé à décliner et disparaissait juste derrière la cime des arbres. Les ombres dévalaient, larges et froides, comme des croquemitaines géants.