— Freddy voulait qu’on découvre le père d’Arthur ici, dans mon ancienne école, avec l’ordinateur contenant l’adresse de son site Internet et les centaines de pages de journaux qui me concernent. Notre kidnappeur ne se cache plus, il se dévoile, révèle son intimité, ses secrets. On est entrés dans une nouvelle phase. D’un autre côté, il souhaite que… que toute l’attention se reporte sur moi. Il a voulu enlever Léa, il n’a pas pu, mais cela n’a rien changé à son plan initial.
Elle secoua la tête.
— Je n’ai rien à voir avec les autres parents, je ne les connais pas mais, comme eux, j’ai dû me trouver sur le parcours de Freddy. À des moments différents, dans des lieux différents, mais il devait être là, chaque fois. On a tous un rapport avec son passé. Avec notre propre passé…
— Tu l’as dit toi-même, l’autre fois : Freddy a dû avoir une enfance où les tourments et les cauchemars ont joué un rôle important, fit Lemoine. Un enfant blessé, martyrisé. Un môme qu’aucun d’entre vous n’a pu sortir de son ornière. Tu as souligné l’autre fois qu’il souffrait peut-être d’une maladie du sommeil, comme toi. Tu l’as forcément croisé à un moment de ta vie.
Abigaël avait déjà envisagé cette hypothèse.
— Ça s’est peut-être passé avant mes 13 ans, avant que j’arrive dans ce collège. Le problème, c’est que je ne me rappelle plus rien. Vous le savez tous, mes souvenirs sont en vrac à cause de mon traitement.
— Freddy est obsédé par toi au point de se procurer par centaines des journaux contenant ton portrait et de contraindre un homme à les scotcher dans ton ancienne école. Il y a aussi le chat de Léa, suspendu dans la maison de Loon. Il t’en veut à mort. Je sais que tu as des problèmes de mémoire, mais la solution est quelque part dans ta tête, Abigaël.
Il regarda l’heure, puis se tourna vers Frédéric.
— Tu files interroger la mère de Victor, qu’elle nous raconte tout ce qui s’est passé l’été où elle est tombée enceinte. Je mets des hommes sur le reste et m’occupe personnellement des parents d’Alice. Et Abigaël vient avec toi. (Il désigna le crâne d’Abigaël.) Enfin, si tu t’en sens capable.
— Oui, ça va.
— Toi et les autres parents, vous avez peut-être oublié Freddy, mais lui, non, ajouta Lemoine. Je veux que tu regardes cette femme au fond des yeux et que tu creuses dans ton propre passé. Un fait insignifiant pour vous peut prendre des proportions démesurées chez un psychopathe. Retrouve sa trace au fond de ta tête, Abigaël, et vite !
71
Ils avaient fait le trajet en moins d’une heure. Frédéric avait conduit sans quitter la route des yeux. Abigaël le sentait tracassé, pas dans son assiette. Peut-être parce que, comme elle, il n’avait rien vu venir et était passé à côté des motivations profondes de Freddy. Toute cette énergie pour rien…
Depuis un moment, Abigaël fouillait dans les recoins de sa tête. Quelque chose en rapport avec le sommeil… Une souffrance de jeunesse… Un enfant différent des autres… Alors qu’ils descendaient de voiture, elle demanda à son compagnon :
— Est-ce que mon père t’avait parlé d’un centre du sommeil au milieu des montagnes ? Un endroit où je serais allée pour me faire soigner dans ma jeunesse ? Sans doute avant l’âge de 13 ans ?
— Jamais. Tu as le souvenir de ce genre d’établissement ?
— Non, mais une image m’est revenue l’autre fois, en allant à l’hôpital psychiatrique où est enfermé Gentil. Le curieux sentiment de connaître un lieu entouré de neige et qui serait un centre du sommeil. Je l’ai déjà vu dans mes cauchemars, je l’ai déjà matérialisé dans les montages photo qu’on m’a volés, j’en suis sûre.
— Où tu serais allée ? Tu y aurais croisé Freddy ?
— Je te l’ai dit, je n’en sais rien.
— C’est bien que tu m’en parles, j’essaierai de creuser cette piste. Si tu es passée par ce genre d’endroit, il doit y avoir des traces quelque part.
Ils entrèrent dans un immeuble. L’appartement de Béatrice Caudial se situait au deuxième étage, à proximité du port de plaisance de Dunkerque. Frédéric s’était assuré par téléphone que la mère de Victor pouvait les recevoir. Elle les accueillit dans un salon modeste, très peu décoré, non pas par manque de goût mais probablement d’envie. Même si les gendarmes prenaient souvent des nouvelles du jeune rescapé, Abigaël demanda comment il allait.
— Sur les conseils de la psychologue, je l’ai inscrit à des cours de musique. Il y passe deux heures, trois fois par semaine, répondit la mère. Il adore ça. Il a jeté son dévolu sur la contrebasse, j’ignore pourquoi, mais il ne vit plus que pour cet instrument. Il se sent bien là-bas. Il y est lui-même.
Elle regarda l’heure.
— Je vous avais prévenu que, d’ici trois quarts d’heure, je vais devoir aller le chercher. Je ne le laisse plus jamais seul dans la rue.
— Ne vous inquiétez pas, répliqua Frédéric. Nous sommes venus vous voir pour un point bien précis. Réfléchissez, et dites-nous si le nom de Nicolas Gentil vous dit quelque chose.
Béatrice était assise au bord de son fauteuil, penchée vers l’avant. Abigaël observait chaque changement d’expression, chaque geste. La mère de Victor leva les yeux vers la gauche, faisant appel à ses souvenirs, puis secoua la tête.
— Non, rien du tout.
Abigaël avait affiché une photo de Josh Heyman/Nicolas Gentil sur son téléphone, qu’elle tendit à son interlocutrice. Cette dernière fronça les sourcils, réfléchit longuement.
— Maintenant que vous me le montrez, j’ai l’impression de… de l’avoir déjà vu. Un vague souvenir. Qui est-ce ? C’est lui qui a enlevé les enfants ?
— Non, ce n’est pas lui. Mais on a toutes les raisons de penser que vous avez croisé Nicolas Gentil lors de l’été 2002, celui où vous êtes tombée enceinte de Victor…
Béatrice fixa de nouveau la photo. Elle prit son temps avant de répondre.
— Oui, oui, je me rappelle, maintenant. J’ai été monitrice de colonie trois semaines à Caylus. C’était dans le Tarn-et-Garonne, je crois. Il faisait partie de l’équipe des cuistots. Bon Dieu, oui, c’est bien lui. On…
Elle mit une main devant sa bouche, comme si elle avait une révelation.
— Vous pensez qu’il pourrait être le père de Victor ?
Abigaël récupéra son téléphone.
— Et vous ?
Béatrice joignit ses mains puis les coinça entre ses jambes. Elle était nerveuse et avait le regard fuyant. Abigaël ajouta :
— Quand on est venus vous voir après l’enlèvement de Victor, quand on a demandé qui était le père, vous nous aviez confié avoir eu des relations avec plusieurs hommes cet été-là, et ne plus savoir. Vous avez connu des hommes durant la colonie, et en dehors, peut-être. Et Nicolas Gentil était de ceux-là.
— Oui, j’ai eu plusieurs relations, la plupart très courtes. Je sortais beaucoup, c’était les vacances. Et puis, je vous l’ai expliqué, je… j’aimais coucher avec des garçons, sans forcément faire très attention. Mais il n’y a eu que lui pendant la colonie. On est restés ensemble quelques jours. Une petite semaine, je dirais.
— Les autres étaient au courant ? Les autres moniteurs, le personnel, les enfants ? demanda Frédéric.
— Les enfants n’avaient que 5 ans. Mais oui, tout le monde savait, bien sûr. Vous imaginez bien comment ça se passe, dans les colonies…
Frédéric se recula sur son siège, une main au menton.
— Parlez-nous de Nicolas Gentil.
Béatrice secoua la tête.
— Je ne sais plus. Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais revu.