— Écoutez, madame Caudial. Des éléments d’enquête nous portent à penser très fortement que le kidnappeur de Victor savait que Nicolas était son père. L’enlèvement était destiné à l’atteindre, lui. À lui faire mal, à le détruire moralement et physiquement. À chaque enlèvement, nous croyons que ce sont les parents, en tout cas l’un des deux, qui est visé, parce qu’il a croisé, à un moment donné, le kidnappeur, et qu’il lui a fait mal.
Béatrice Caudial eut les larmes aux yeux.
— Mon Dieu !
— Celui qui a retenu votre fils dix mois était forcément au courant de votre relation avec Nicolas Gentil. Il devait être présent à la colonie de vacances. Il a dû se passer quelque chose là-bas. Quelque chose de grave. Essayez de vous rappeler… Les autres moniteurs, le personnel. Rien ne vous avait marquée ?
Elle secoua la tête.
— Tout est beaucoup trop loin. Je suis désolée.
— Vous avez parlé d’une relation de moins d’une semaine, dit Abigaël. Qui a rompu ? Lui ou vous ?
La question déstabilisa Béatrice quelques instants.
— Euh… C’est moi… C’est moi qui ai tout arrêté.
— Pourquoi ?
— Nicolas Gentil me mettait mal à l’aise… Il devait avoir 20 ou 21 ans, et il était très costaud pour son âge… Une vraie force de la nature. Personne dans l’équipe n’osait lui chercher des noises… C’était la façon dont il regardait les enfants qui me dérangeait…
Abigaël et Frédéric échangèrent un rapide regard, ils pensaient aux images pédopornographiques sur l’ordinateur. Béatrice Caudial continua :
— J’avais déjà remarqué ça quand il les servait à la cantine. Il passait souvent sa main sur celle des mômes, garçons comme filles. Que des petits trucs comme ça, même quand il était en pause ou au repos. Toujours proche des gamins. Dans une colonie, c’est normal, vous me direz, parce qu’on vit tous ensemble, mais… c’était différent pour lui.
Elle se leva et alla allumer la lumière. Le ciel s’était obscurci avec des murs de nuages qui arrivaient de l’ouest. Elle revint s’asseoir.
— Vous voulez dire qu’il ressentait de l’attirance pour ces enfants ? fit Abigaël.
— Je crois que oui. Un soir, je l’ai surpris à proximité du dortoir des garçons, il y avait une allée d’arbres, et il était embusqué là-dedans, avec vue directe sur les chambres. J’étais sûre qu’il matait. Il m’a toujours affirmé le contraire, qu’il aimait bien venir fumer là, mais j’avais un trop gros doute. Alors j’ai rompu avec lui, et je l’ai menacé. Je lui ai dit que s’il recommençait…
— Quelqu’un d’autre était-il au courant ?
— Non, non. Je l’ai dit à personne parce que, visiblement, il a arrêté ses conneries après mes menaces.
Elle fixa une photo de Victor accrochée au mur.
— Nicolas Gentil m’était sorti de la tête. Je crois que… qu’au fond de moi, je ne voulais surtout pas de lui comme père de mon enfant. Alors, je l’ai oublié. Et maintenant…
Elle poussa un long soupir.
— Qu’est-ce qu’il est devenu ? Vous dites que le kidnappeur s’en est pris à lui ? Qu’il a enlevé MON fils à cause de lui ? Vous pensez que… que tout pourrait être lié à la colonie de vacances ? À ces histoires avec les enfants ?
— Pas tout, mais une partie, répliqua Frédéric en sortant un calepin. Il nous faut toutes les informations qui concernent cette colonie de vacances. Lieu, date, tout ce que vous pouvez.
— Je dois bien avoir une vieille fiche de paie quelque part.
Elle disparut dans une autre pièce et revint quelques minutes plus tard avec le papier en question, qu’elle tendit au gendarme. Il se leva et lui donna une carte de visite.
— Vous l’avez déjà, mais si des choses vous reviennent au sujet de cette colonie, appelez-moi tout de suite. C’est très important.
72
À presque 23 heures, la salle Merveille 51 était en effervescence. La plupart des gendarmes rayonnaient d’une énergie nouvelle, ça se lisait sur leurs visages. Patrick Lemoine avait passé l’après-midi au téléphone, épaulé par d’autres équipes d’enquêteurs, à coordonner les différentes actions suite à leurs découvertes dans l’école abandonnée proche de Saint-Omer. Face à une dizaine de gendarmes et Abigaël, il établissait un bilan.
— C’est certainement la journée la plus fructueuse que nous ayons eue depuis le début de cette affaire. Mais une journée qui marque également une urgence : Freddy précipite les choses et, jusqu’à preuve du contraire, il retient toujours trois enfants.
Devant un tableau, il pointa une grande feuille blanche noircie de toutes les informations en leur possession.
— Nous avons désormais la certitude que Freddy utilise les enfants pour manipuler l’un des parents et le pousser à accomplir un acte grave qui peut aller jusqu’au suicide ou à l’automutilation. Nous avons tenté de joindre les parents d’Alice Musier. C’est le père qui a répondu. La mère est injoignable, son téléphone portable est coupé. D’après lui, elle est en déplacement à Paris depuis trois jours. Nous avons joint sa société : Carine Musier est censée être en congé pendant quinze jours. Le père l’ignorait, évidemment. Il signale des absences répétées ces dernières semaines, un comportement étrange de son épouse. Il la sentait au bout du rouleau et se demandait comment elle tenait encore. J’ai envoyé le Furet et Nowicki chez les Musier, et j’ai mis des équipes techniques sur le coup pour retrouver la mère. Mais si elle s’est bien protégée — visiblement c’est le cas car la géolocalisation de son téléphone est impossible —, ça peut prendre un moment. Il est évident qu’elle est en contact avec Freddy, qu’il l’a isolée et qu’il cherche à la faire passer à l’acte dans peu de temps.
Il regarda ses notes, puis fit un signe de tête à Frédéric, assis en bout de table. Abigaël se tenait à sa gauche.
— À toi.
Frédéric se leva.
— Tout indique que Nicolas Gentil, l’écrivain qui s’est amputé des dix doigts et qui est actuellement en hôpital psychiatrique, est le père de Victor. C’est à lui que Freddy s’est attaqué en enlevant le môme, comme il s’en est pris au père d’Arthur, en les forçant à regarder leur enfant se faire voler leur sommeil ou torturer. On a discuté avec la mère de Victor, on pense que la haine de Freddy envers Nicolas Gentil est née dans un centre de vacances du Tarn-et-Garonne en 2002. Gentil y était commis de cuisine et manifestait déjà une attirance pour les jeunes enfants.
— J’ai discuté au téléphone avec son psychiatre, qui s’est montré collaboratif compte tenu de l’urgence de la situation, précisa Lemoine. Pour faire vite, après la mort de ses parents dans un crash d’avion, l’écrivain a été recueilli par son oncle et a subi des attouchements, d’où des problèmes psychiatriques qui vont marquer son adolescence. Un parcours malheureusement classique. Continue, Frédéric.
— Je me suis renseigné sur le centre de vacances dont les coordonnées étaient indiquées sur la fiche de paie de Béatrice Caudial. Il n’existe plus mais j’ai réussi à récupérer le numéro du directeur de l’époque. Je l’ai eu en ligne il y a deux heures. Il m’a révélé un problème survenu, cette année-là. Quelques semaines après la fin de la colonie, un parent s’est manifesté, son fils aurait subi des attouchements de la part de Nicolas Gentil. L’affaire n’est pas allée en justice, mais probable que cet enfant n’était pas le seul. À cet âge-là, les enfants ne parlent pas beaucoup et n’ont pas forcément conscience de la gravité des faits.
— Possibilité que Freddy soit l’un de ces petits vacanciers qui auraient été les victimes des attouchements de Gentil ? demanda un gendarme.