Quelqu’un l’en avait empêchée. Frédéric.
Abigaël dut s’asseoir. Les dominos tombaient les uns après les autres. Face au patchwork de Post-it et de graphiques, elle repensa au cambriolage, au vol de ses cahiers et de ses montages photo : Frédéric était arrivé le premier sur les lieux, il avait prévenu les policiers. Et s’il était le responsable ? S’il avait forcé la serrure de son propre appartement et volé ses cahiers pour la déstabiliser ? Pour effacer tous les indices ?
Elle songea aussi aux meubles, aux bibelots, à ces objets qui changeaient de place, ces mouvements étranges mis sur le compte de ses rêves, de sa narcolepsie. Mais c’était lui. Chaque fois.
Frédéric cherchait à la décrédibiliser. À la rendre folle. Peu à peu, avec la patience d’une araignée guettant sa proie, il l’emmenait aux portes de la maladie mentale. Elle posa une main sur son ventre meurtri, pensa au rasoir. Elle imaginait Frédéric penché sur elle, tandis que la drogue agissait. Il avait soulevé sa nuisette et entrepris de la taillader.
Un dingue.
« Il faut que tu te fasses soigner en priorité, ou je vais finir par te retrouver… », venait-il de lui dire au téléphone. « Par te retrouver morte ? » Alors, elle sut. Frédéric allait tout faire pour qu’elle passe pour une folle, une suicidaire.
Abigaël se sentait incapable de réfléchir. C’était bien trop d’un coup. Elle n’avait été qu’une marionnette. Dire que cet homme-là l’avait touchée, qu’elle s’était confiée à lui, avait pleuré dans ses bras toutes les larmes de son corps. Depuis quand la droguait-il ? Pourquoi l’avait-il empêchée d’enquêter ? Pour quelle fichue raison ne lui avait-il pas permis de rencontrer Nicolas Gentil la première fois ?
De quoi avait-il peur ?
Il lui restait une demi-heure avant son retour. Abigaël se concentra sur les organigrammes et les axes temporels collés au mur, ces sacs de nœuds de l’affaire et de l’accident. Se focalisa sur les éléments importants. Elle repensa à l’épisode du bateau, à cette ombre qui avait descendu l’escalier et l’avait agressée au Taser avant qu’elle se réveille dans sa voiture, les souvenirs en vrac. Frédéric avait grandi dans une famille de marins, il devait être capable de piloter un bateau. Et sa présence sur le navire bleu et blanc en même temps qu’elle impliquait qu’il l’avait suivie jusqu’à Étretat. Qu’il la surveillait. Qu’il avait peur qu’elle redécouvre quelque chose là-bas. Frédéric avait peut-être un rapport avec les activités de son père. Avec l’accident. Cela pourrait expliquer pourquoi il l’avait aussi probablement droguée après la découverte de la valise de cocaïne.
Frédéric devait cacher un secret en rapport avec son père.
Un secret à protéger coûte que coûte.
Elle remonta encore l’axe temporel jusqu’au tout début. Une autre image lui revint en tête : le visage de Frédéric, devant elle, alors qu’elle se réveillait à l’hôpital Roger-Salengro, le matin après l’accident. Il avait été là dès les premières heures. Comment avait-il été alerté, alors que la brigade chargée de l’accident était celle de Saint-Amand, et non celle de Lille ? Abigaël ne se souvenait plus de ses propos, mais d’après lui, on l’avait prévenu de l’accident, donc il s’était précipité sur les lieux et ensuite à l’hôpital.
Qui ça, on ? Comment Frédéric avait-il pu arriver aussi vite ?
Elle se sentit mal, prisonnière de toutes ces hypothèses aussi folles les unes que les autres. Frédéric était-il lié à l’accident ? Avait-il été sur place, lui aussi, en cette nuit du 6 décembre ? Tant et tant de questions sans réponses.
Que faire, maintenant ? Elle alla s’habiller, puis boire un verre d’eau dans la cuisine. Il allait falloir noter tout ça quelque part au cas où sa mémoire lui jouerait des tours. Qu’elle se fasse un nouveau tatouage, mais qu’y inscrire ? « Frédéric est un monstre » ? Inenvisageable.
Elle imagina Frédéric découvrant qu’elle savait… Et la forcer à boire la potion de l’oubli… Elle frissonna, rien qu’à l’idée qu’il l’avait déjà fait les jours derniers.
Soudain, par la fenêtre, elle aperçut une ambulance passer à faible allure dans la rue perpendiculaire à l’impasse, avant de disparaître. Tous les signaux se mirent à clignoter et Abigaël resta collée à la vitre, avec l’angoisse au bord des lèvres.
Une minute plus tard, deux baraqués en blouse blanche apparurent dans l’impasse et se précipitèrent vers l’immeuble, suivis de Frédéric. Les trois hommes couraient.
Ils venaient la chercher.
76
Moins d’une minute pour réagir. Elle attrapa ses clés de voiture et se rua à l’extérieur de l’appartement. Seul moyen de fuir : descendre la centaine de marches de l’escalier. Se jeter dans la gueule du loup.
Elle dévala d’un étage et se glissa dans le couloir, plaquée contre la porte d’un voisin du dessous. La seconde d’après, les trois hommes attaquaient leur ascension, sans prononcer un mot, essayant de se faire le plus discrets possible. Abigaël retint sa respiration. Dans sa tête, des images de camisoles, d’injections, des filets de bave sur des lèvres. Des ombres, sur sa gauche. Des pas qui s’éloignent. Des bruits sourds, juste au-dessus de sa tête. Elle se précipita dans la cage d’escalier, descendant aussi vite que possible. Un cri, tandis qu’elle évoluait entre le deuxième et le premier étage :
— Elle est en bas !
Abigaël gémissait, tant les coupures sur sa poitrine la faisaient souffrir. Dans le feu de l’action, ses plaies la tiraillaient. Mais elle tint bon et déboula dans la cour. Au bout de l’impasse, elle tourna à droite, à fond, déjà à bout de souffle, non pas à cause de l’effort, mais de la peur : celle de se retrouver entre les quatre murs d’une chambre d’hôpital psychiatrique. Celle de crier une vérité que l’on transformerait en mensonge, parce que, c’est évident, les fous mentent. Remontée des pavés de la rue Danel, traversée au feu vert en provoquant des coups de klaxon. Un rapide regard en arrière. Frédéric la traquait à une cinquantaine de mètres, vif, tendu, le visage en souffrance : sa douleur à l’épaule devait le tarauder. Un flux de voitures venait de l’arrêter dans sa course, il hurla après les chauffeurs. Abigaël bondit sur la terre rouge du Champ-de-Mars, déverrouilla sa voiture garée plus loin d’une pression sur un petit boîtier et se rua sur le volant.
Démarrage dans la seconde, accélération droit devant elle, sans réfléchir. Frédéric tenta de lui bloquer le passage, puis s’écarta en criant. Plus loin, les deux types se positionnèrent devant la barrière automatique, à la sortie du parking. Eux aussi se jetèrent sur les côtés à l’arrivée du bolide. La barrière blanche et rouge fendit son pare-brise avant de se casser en deux. Puis le pare-chocs heurta deux plots en plastique. Abigaël tourna dans le boulevard Vauban, le remonta à vive allure et s’aventura dans différentes petites rues, tantôt à droite, tantôt à gauche, pour être certaine de les semer.
C’était fait. Du moins pour l’instant.
Sur une petite place, derrière le marché populaire de Wazemmes, elle se gara entre deux camionnettes et souffla un grand coup. En fuyant, en manquant d’écraser ces infirmiers, elle n’avait fait qu’empirer la situation. Où aller, à présent ? À qui parler, expliquer qu’elle n’était pas folle et que Frédéric cherchait à la détruire ? Le gendarme allait se démener pour la retrouver. Prévenir les commissariats, les collègues, en prétendant qu’elle était dangereuse. Là-dessus, elle pouvait compter sur lui.