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Elle souleva son sweat à manches longues dans une grimace. Du sang traversait ses pansements. Elle n’avait pas de papiers d’identité ni même d’argent pour s’acheter de quoi se soigner. Une vraie fugitive.

Coup d’œil circulaire. Une pharmacie à une dizaine de mètres sur sa gauche. Elle sortit prudemment de sa voiture, entra dans l’officine. Quatre, cinq personnes faisaient la queue. Elle repéra les bandages et les antiseptiques sur un présentoir. Elle se servit et retourna dans la file d’attente. Profitant de l’inattention des pharmaciens occupés avec les autres clients, elle sortit et se mit à courir. Quelques secondes après, elle démarrait et disparaissait du quartier. Elle viendrait rembourser ses médicaments plus tard.

Désormais, Abigaël n’avait plus le choix. Elle devait fuir et se cacher. Et ne compter que sur elle-même. Mais où aller ? Sa maison d’Hellemmes pouvait être un point de chute, mais c’était trop risqué : les flics l’attendraient là-bas.

Le téléphone au fond de sa poche vibra. Un message :

« Le chemin vers la vérité a commencé. Tu as trois heures pour te rendre à l’ancien triage-lavoir de Péronnes-lez-Binche, Belgique. Parle de ce message à quiconque, et je tue les enfants. Si je vois l’ombre d’un flic, je tue les enfants. Je le ferai sans hésitation.

Freddy. »

77

Abigaël n’avait plus peur.

Elle n’avait plus grand-chose à perdre. Plus de passé, pas de futur. Elle se sentait prête à entrer dans le jeu de celui qui avait voulu lui voler sa fille et qui, d’une certaine façon, avait œuvré pour détruire sa vie.

Sur une autoroute belge… Les deux mains crispées sur le volant… Une fraction de seconde, elle avait imaginé que Frédéric puisse être Freddy. Qu’il puisse avoir enlevé et retenu les enfants quelque part, installé des épouvantails, les avoir détruits psychologiquement. Ça s’était déjà vu, des flics assassins, tueurs en série, kidnappeurs, pères de famille, déjouant toutes les statistiques criminelles et menant la double vie parfaite. Mais en y réfléchissant bien, ces hypothèses ne tenaient pas. Selon ses tout derniers souvenirs, Frédéric s’était trouvé dans la salle Merveille 51 lors de l’apparition de Freddy, de l’autre côté de l’écran, avec son masque de renard. Non, elle était persuadée que Frédéric traquait pour de bon le kidnappeur et allait au bout de ses forces pour le retrouver. Sur ce point, au moins, il était sincère.

Elle relut pour la énième fois le SMS. Numéro d’envoi inconnu. Comment Freddy s’était-il procuré son numéro de portable ? Quelqu’un de proche… qui connaissait son passé… Au courant des techniques de police… Freddy gravitait dans son monde, il ne se trouvait jamais bien loin.

« Le chemin vers la vérité a commencé. » De quelle vérité parlait-il ? Abigaël ne savait pas, ne savait plus, Frédéric lui avait bousillé la mémoire. Heureusement, elle avait noté des pistes à suivre sur la notice du Dafalgan.

Es-tu allée dans un centre du sommeil avant tes 13 ans dans les Pyrénées ou ailleurs dans les montagnes ? Si oui, probable que tu y aies rencontré Freddy…

Elle se gara dans la campagne belge, appela sa neurologue et lui demanda de consulter son dossier médical : était-il fait mention d’un séjour dans un centre du sommeil durant sa jeunesse ?

Après quelques minutes et plusieurs clics de souris, la spécialiste fut en mesure de lui répondre :

— C’est bien le cas, effectivement. Vous avez séjourné trois semaines au Val du Bel-Air, un centre situé près de Bagnères-de-Bigorre, dans les Pyrénées. C’était en 1994, vous aviez…

— Douze ans. Qu’est-ce qu’on sait de ce centre ?

— Hmm… Il est spécialisé dans le traitement des troubles infantiles les plus graves du sommeil, l’un des seuls en France. Il est très réputé et peut accueillir une quarantaine de jeunes patients pour des séjours de trois à quatre semaines. Visiblement, vos parents avaient pris votre maladie très au sérieux. Excusez-moi, mon rendez-vous arrive et je n’ai pas grand-chose à vous dire de plus sur cet établissement. Je peux vous donner les coordonnées du directeur actuel du centre, si vous le souhaitez.

— Oui. Un numéro où le joindre, s’il vous plaît.

Abigaël nota les informations, la remercia et raccrocha. Son père l’avait donc envoyée dans un centre du sommeil pour enfants, à l’autre bout du pays. Freddy était probablement passé par là, lui aussi, il y a plus de vingt ans. Il avait croisé la route d’Abigaël, il s’était produit quelque chose de grave pour qu’aujourd’hui il s’en prenne à elle et vole le sommeil de ses prisonniers. De quelle maladie avait-il été atteint ? Insomnie ? Paralysie du sommeil ? Somnambulisme ? En souffrait-il encore aujourd’hui, comme elle avec la narcolepsie ? Était-il torturé par les démons de la nuit ?

Elle composa le numéro du directeur du centre pyrénéen, qui ne décrocha pas. Elle laissa un message explicite : psychologue spécialisée en criminologie, elle travaillait sur le gros dossier des kidnappeurs d’enfants dont il avait forcément entendu parler, et elle avait besoin qu’il la rappelle de toute urgence.

Elle redémarra, se concentra de nouveau sur la route. D’après le GPS, il ne restait que quelques minutes. Alentours gris et déprimants, dignes de Germinal. Par le passé, cette région de Belgique avait connu un formidable essor industriel grâce au sol charbonneux. Aujourd’hui, tout était mort. Des champs de céréales mangeaient l’horizon. Freddy pouvait la voir arriver à des kilomètres. La raison du choix de cet endroit, sans aucun doute.

Après presque deux heures de route, l’immense triage-lavoir se profila enfin, cerné de broussailles et d’arbres qui poussaient en pagaille. Une cathédrale sans vie, aux centaines de carreaux grisâtres à l’assaut du ciel entre les piliers de béton. L’ersatz d’un vieil immeuble de Gotham City, version charbon et mine. Abigaël se gara devant une clôture qui annonçait des travaux à venir : on voulait probablement restaurer l’édifice qui tombait en ruine. Devoir de mémoire.

Elle franchit les barrières et balaya du regard les alentours : aucun véhicule en vue, mais Freddy aurait très bien plus se garer plus loin, là-bas, derrière les murs d’arbres ou les nuages de broussailles.

Elle entra, sur ses gardes. D’immenses cônes de béton sortaient du plafond, leur gueule noire grande ouverte comme s’ils s’apprêtaient à cracher la mort. Ici, des petites mains avaient lavé, trié, conditionné des monceaux de charbon extraits des mines pour les vendre. Partout, de la poussière de schiste, de la crasse huileuse, des ténèbres. Abigaël imaginait des raclements de gorge causés par la silicose, des chariots à roulettes qu’on tirait, des gueules noires usées, courbées sous le poids de leurs sacs. Elle roula des yeux, déambula entre ces cônes inversés, s’enfonçant plus profondément dans le bâtiment, sans savoir quoi chercher.

Elle emprunta le seul escalier en bois qui escaladait en zigzag la haute structure. Des marches minuscules qui craquaient, juste une rambarde, les grandes vitres sales d’un côté, le vide de l’autre. Ça sentait fort l’essence. Ses pas résonnaient, l’acier vibrait, le lavoir respirait avec peine, comme un mineur à bout de souffle. Abigaël évolua ensuite dans un labyrinthe de poutrelles de bois, d’étroites plates-formes grinçantes, de passerelles inclinées. Treuils rouillés, monte-charge hors d’usage, cuves démesurées, entonnoirs gigantesques. L’impression d’être Ellen Ripley dans Alien.