Elle ne comprenait pas : qu’est-ce qu’elle fichait ici, dans ce décor de film de science-fiction ? Sur son téléphone portable, pas de réseau. Étrange. Un oiseau noir surgit en hauteur et fit claquer ses ailes dans le vide, avant de disparaître derrière un gros X métallique.
— Où est-ce que tu es ? Qu’est-ce que tu me veux ?
Abigaël n’eut pour toute réponse que le silence. L’impression que quelque chose clochait. Elle renouvela ses cris et réalisa que sa voix n’avait pas d’écho. Elle n’y connaissait rien en acoustique, mais n’y aurait-il pas dû y en avoir un dans ce genre d’édifice ?
Un doute l’envahit. Doucement, elle releva la tête vers le gros X métallique où s’était niché le volatile. À proximité, trois piliers en béton tombaient vers le rez-de-chaussée. En y regardant bien, on pouvait y voir un « XIII » géant.
Impossible.
Abigaël secoua la tête, c’était le genre de situation où l’on voyait des coïncidences partout. Elle ferma, rouvrit les yeux, ce XIII ne se détachait plus de son regard. Non, ça ne pouvait pas être un nouveau rêve. Elle tourna sur elle-même, scrutant chaque détail et aperçut quelque chose suspendu par une chaîne au-dessus d’un entonnoir géant et rendu presque invisible par le contre-jour.
Elle s’approcha. Il s’agissait d’un vieux Caméscope, situé à plus de deux mètres de hauteur. Abigaël ne bougea plus, releva la manche de son sweat, regarda chaque brûlure… Elles étaient là, toutes les cinq, à leur place. Mais peut-être que ça ne signifiait plus rien, que son esprit les avait intégrées dans le monde onirique, qu’il cherchait encore à la tromper. Abigaël sortit le briquet de sa poche et le maintint dans le creux de sa main. Prête à s’infliger une nouvelle torture, s’il le fallait.
Avec prudence, elle escalada le bord en métal de l’entonnoir géant en s’y mettant à califourchon. Si elle glissait, la grosse bouche noire l’avalerait et elle se fracasserait vingt mètres plus bas, éjectée par les gros cônes. En se penchant et tendant le bras, elle put atteindre du bout des doigts la caméra et l’attraper. Mais même en forçant, impossible de la détacher de la chaîne et du cadenas qui l’emprisonnaient.
Il s’agissait d’un modèle numérique assez ancien, dont il ne restait que deux boutons : enregistrement et lecture. Les autres avaient été arrachés, volontairement semblait-il. Freddy lui indiquait la marche à suivre. Elle déploya le petit écran à cristaux liquides, mit l’engin sous tension et démarra la lecture.
78
Une phrase apparut sur le Caméscope : « Regarde jusqu’au bout si tu veux sortir d’ici. » Elle s’effaça au bout de trois secondes. Écran noir. Abigaël avala sa salive avec peine, s’attendant au pire. Elle pensait à Nicolas Gentil et à ses doigts tranchés… À Benjamin Willemez et à ses veines tailladées… Quel sort lui réservait Freddy ?
Un visage familier se dessina sur la surface de pixels : celui de Carine Musier, la mère d’Alice. Elle pleurait, son rimmel coulait sur ses joues en longues traînées noires. Elle semblait assise à l’arrière d’une voiture. Partout autour, Abigaël devinait des arbres, le véhicule devait être garé en forêt. L’image était constellée de petites taches sombres, et Abigaël se dit que l’écran qui filmait cette femme — un ordinateur, une tablette — était peut-être plaqué contre le pare-brise depuis l’extérieur.
Les lèvres de Carine bougeaient, mais le son avait été coupé. À qui s’adressait-elle ? À Freddy ? À sa fille Alice ?
Abigaël entendit un bruit lointain qui provenait du bas du lavoir. Elle se raidit et lorgna autour d’elle, resserrant son briquet. Freddy se cachait-il là, quelque part ? L’observait-il en ce moment même ? Retour vers l’écran. Carine Musier prenait un bidon et répandait le contenu partout.
Pas ça…
Dans tous les cas, ce qui allait se passer avait déjà eu lieu, puisque Abigaël visionnait un enregistrement. Plus rien à faire pour aider Carine. La mère d’Alice leva un briquet devant elle, sa bouche tordue en une grimace. Elle suppliait et suppliait encore. Et comme si la vidéo prenait réellement vie, Abigaël sentit une odeur de brûlé. À une vingtaine de mètres sur sa gauche, une fumée grise s’élevait.
Sans perdre une seconde, elle sauta du bord de l’entonnoir, traversa une passerelle et se rua vers l’escalier. Mais un dragon de feu était en train de le dévorer et de se précipiter dans sa direction. Abigaël se rappela sur-le-champ les odeurs d’essence… Les marches étaient imprégnées de liquide inflammable. Et désormais, le rideau infranchissable se dressait là, entamant son grand ballet destructeur.
Abigaël courut dans toutes les directions, chercha une autre issue. Monte-charge hors service. Fenêtres qui donnaient sur un à-pic vertigineux. L’escalier était la seule façon de redescendre. Elle se mit à hurler. Personne ne viendrait la secourir.
Elle allait brûler vive.
Retour en courant vers l’entonnoir. Regarde jusqu’au bout si tu veux sortir d’ici. Freddy voulait qu’elle assiste à la mort horrible de Carine Musier. Qu’elle n’en perde pas une miette. Elle escalada le rebord, attrapa le Caméscope qui tournait sur lui-même au bout de la chaîne et découvrit l’horreur à l’état pur. Elle vit la femme brûler vive dans sa voiture, ses poings s’écraser sur les vitres, ses cheveux s’embraser, sa peau cloquer sous l’effet de la chaleur et les flammes victorieuses danser autour d’elle avant que l’écran devienne noir. Trois minutes de supplice abominable.
Ces mêmes fichues flammes qui, à une vingtaine de mètres, progressaient. Bientôt, elles l’encercleraient, la croqueraient comme la mère d’Alice. Abigaël fixait l’écran, attendait une solution qui ne venait pas. Elle manipula son briquet. Le salut viendrait peut-être de là : elle faisait juste un mauvais rêve. Pour une fois, Abigaël voulut y croire.
Elle s’apprêtait à faire jaillir la flamme quand, soudain, l’écran afficha une pièce plongée dans la pénombre. Un matelas, un seau en métal, de la paille, des murs tapissés de journaux avec son portrait… Il s’agissait de l’un des cachots des enfants kidnappés. Elle comprit mieux la réaction et les hurlements de Victor à l’hôpital. Lui aussi avait dû y être enfermé et avait associé son visage à l’enfermement, à la souffrance.
Elle perçut deux bouts de pieds nus dans la paille, en bas, à droite de l’écran : quelqu’un se trouvait dans un angle mort de la pièce. Une autre victime. Arthur ? Alice ? Les secondes défilaient, le bâtiment gémissait de part en part, la fumée s’enroulait au plafond, léchait les fenêtres. Abigaël aurait aimé accélérer la vidéo, mais Freddy avait tout prévu. Il fallait qu’elle regarde chaque image, chaque détail.
Puis, tout à coup, une silhouette de dos apparut là où se trouvaient les pieds. Une fille, semblait-il, grande, avec de courts cheveux blonds, une longue nuque. Elle portait cet ignoble pyjama dans lequel on avait retrouvé Victor. Abigaël comprit : face à elle se tenait Cendrillon. Freddy avait décidé de la lui présenter.
Elle leva subitement la tête. Depuis le X métallique, une comète vivante traversa l’espace dans un froissement d’ailes effroyable. La boule de feu alla s’écraser non loin, et quelques plumes carbonisées tombèrent dans l’entonnoir.
Retour au film. Cendrillon était toujours de dos au fond du cachot, immobile, les bras le long du corps. Comme obéissant à un ordre, elle se retourna doucement et, face à la caméra, fixa l’objectif de son profond regard bleu.