Une autre vision lui montra Marjorie, non point la Marjorie de tous les jours, mais l’autre, son double sublimé, le plus fort, le meilleur d’elle-même, en train de danser parmi les renards, êtres sans forme définie, sans limites, et cependant si différents les uns des autres ! Puissantes individualités prises dans l’histoire collective de l’espèce. Les silhouettes dansaient par couples et se mêlaient comme les thèmes d’un récit. Marjorie dansait avec Lui.
Toi. Marjorie. Sexe féminin. Galbes. Pleins et déliés. Mouvements. Couleurs. Effluves.
Attention, danger. Tiens-toi sur tes gardes. Réflexe d’honnête femme. Fallait-il en rire ? Elle n’avait pas de secret pour Lui.
Les muscles tanguaient et roulaient. Ils explorent, songea-t-elle, aussi précis qu’une main. Danger. Redoutables prodiges. Que pouvait-elle contre sa puissance ? Il était plus facile, et beaucoup plus agréable de s’abandonner, comme elle le faisait parfois avec Don Quijote, en lui laissant la bride sur le cou. La révélation vint, l’espace de quelques secondes aveuglantes. Elle vit ce qui allait arriver et fut prise de vertige. Un être humain pouvait être foudroyé pour moins que cela. Tout son corps se déroba.
Il perçut ce mouvement impulsif de fuite. Un changement s’opéra dans l’apparence du danseur. Dressé sur ses pattes de derrière, il devint une créature hybride, ni tout à fait un homme, ni tout à fait… Sa crinière enveloppa Marjorie. Elle se sentit happée.
Pas de mots. Quelques états d’âme dans l’éboulement des sens. L’élan de la pensée qui fredonne. Attention, danger, persifla-t-il.
Cette illusion, le long de la cuisse, comme le frôlement d’une griffe et son sillage de plaisir. Étincelante malignité d’un coup de langue.
Mon nom, dit-il. Ton nom. Toi et moi. Nous.
Elle avait longtemps dormi, la tête contre sa poitrine. Le souffle du renard ressemblait au bruit des vagues. Le matin était encore loin. Il se leva et s’éloigna entre les arbres. Vivement, elle se leva, mit de l’ordre dans ses cheveux et chercha du regard ses vêtements qui devaient être épars sur le sol. Rougissante, elle constata qu’elle était habillée de pied en cap. Tel est le pouvoir de la suggestion…
Il revint. Elle fut priée de monter à nouveau sur son dos. Chaste trajet de retour. Le souvenir de la danse s’estompait. Dans l’Antiquité, les ménades frayaient bien avec les dieux.
Il avait tant de choses à lui dire. Des noms, pour commencer, ceux des femelles de l’espèce. Marjorie voyait des créatures dont elle ne comprenait pas l’identité : répliques délicates de Lui, en très petit nombre, impropres à la fécondité pour la plupart d’entre elles. L’extinction probable de l’espèce n’engendrait plus qu’une sourde mélancolie. Comment se représentaient-ils l’avenir ? Elle eut la vision d’une fleur stérile dont le centre ne contenait pas de pistil.
Comment connaissez-vous les fleurs ? s’étonna-t-elle. Il n’y en a jamais eu sur la Prairie.
Il m’a suffi de regarder en toi, dit-il. Je me suis emparé de tous tes rêves.
Elle ressentit une brève indignation et se résigna. Ce pouvoir sereinement prédateur, qui s’immisçait et s’appropriait, ne lui serait jamais hostile.
Nous sommes coupables, dit-il humblement. Peut-être notre disparition est-elle le châtiment infligé en expiation de notre crime. Péché originel, responsabilité collective… il importe peu. Nous aurions pu les sauver, nous ne l’avons pas fait. Il lui montra des images impitoyables : d’un côté, un renard désespéré se tenait la tête dans les pattes ; de l’autre, les Hipparions ivres de joie transformaient la cité Arbai en un champ de carnage.
Ce n’est pas votre faute, dit-elle.
Et si certains d’entre nous, encore sous la forme d’Hipparions, s’étaient trouvés au nombre des massacreurs ?
Cela ne change rien, insista-t-elle. Quand vous étiez des Hipparions, vous n’aviez aucune notion du bien et du mal. Vous étiez semblables à ces enfants qui mettent le feu à la maison en jouant avec des allumettes.
Jadis, les Hipparions n’avaient pas l’esprit porté à la destruction et à la mort. C’était avant la grande mutation. En ce temps-là, les renards déposaient les œufs.
Dans ce cas, qu’attendez-vous pour retourner dans la steppe et rétablir l’ordre ancien ? Il suffit d’un nombre restreint de femelles aptes à la reproduction pour assurer l’avenir de l’espèce. Rien n’est perdu.
À quoi bon, nous ne serons jamais assez nombreux pour imposer notre volonté aux Hipparions. Nous avons scellé notre destin le jour où nous avons laissé se perpétrer la destruction de la cité.
Quand cesserez-vous de ressasser cet absurde sentiment de culpabilité ? Ne vous morfondez plus dans la forêt. Vous êtes puissants. Retournez dans la steppe. Affrontez les Hipparions, chaque fois qu’il sera nécessaire. Fécondez vos femelles. Croissez, multipliez.
Elle enregistra le doute, l’incompréhension, un commencement d’intérêt.
Les globes de lumière signalaient l’approche de la cité. Marjorie perçut les mille petits bruits que faisaient les chevaux en train de brouter dans l’île dont ils étaient depuis la veille les maîtres incontestés. Elle tombait de fatigue. Ce fut un soulagement lorsqu’il s’agenouilla, la laissant glisser à terre. Il s’éloigna aussitôt.
— Marjorie ? Le Père James se tenait devant elle, inquiet, déconcerté. Marjorie, comment va Stella ?
— Elle vit. Marjorie se passa la langue sur les lèvres ; avec surprise, elle retrouvait l’usage de la parole, ce mode de communication archaïque. Pour le reste, je ne sais ce qu’il faut en penser… Elle n’a pas oublié son nom, elle nous reconnaît plus ou moins. Les autres l’ont conduite à l’hôpital.
— On ne se félicitera jamais assez de ce que les renards soient de notre côté. Ils ont accepté de transporter tout le monde là-bas ?
Elle acquiesça.
— L’un d’eux, le familier de Mainoa, a bien voulu me ramener ici, précisa-t-elle en évitant son regard.
— Celui qu’il a baptisé le Premier ?
Elle acquiesça. Il lui vint un sourire. Bénissez-moi mon Père, parce que j’ai commis le péché d’adultère. La bestialité aggrave-t-elle mon cas ? Non, je retire ce mot, il est indigne. Mon amant n’était ni homme, ni… Tel qu’il est, il me plaît. Les sentiments, dites-vous ? Aurais-je pu être infidèle à mon mari avec quelqu’un que je n’aimerais pas ?
Il lui tendit la main pour l’aider à se relever. Ils cheminèrent jusqu’à la demeure où Tony et elle-même avaient déroulé leurs sacs de couchage. Marjorie se laissa choir sur le sien.
— Je suis si lasse…
— Voulez-vous manger quelques fruits avant de vous endormir ? Au fait, quand nos compagnons reviendront-ils ?
Marjorie étouffa un bâillement.
— Le plus tôt possible. Demain, je l’espère. Mon Père, les réponses à nos questions crèvent les yeux, et nous sommes aveugles. Les renards nous parlent, et nous n’entendons pas. Demain, quand nous serons à nouveau réunis, à défaut de comprendre tous les éléments dont nous disposons, essayons au moins de les organiser.
— Demain, Marjorie, nous tâcherons de faire la lumière.