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Enveloppé dans un drapé de nuages, Dieu se tenait devant une haute fenêtre. Il contemplait le champ des étoiles.

— Faites-la entrer.

— Mon Dieu, comme je suis heureuse de paraître en votre présence, murmura Marjorie.

Le Tout-Puissant tourna vers elle des yeux immenses, dans un visage maigre couronné de boucles brunes.

— Créature inférieure, soyez la bienvenue. Quel souci vous ronge ?

— Sur le moment, ce fut un rude choc d’apprendre que vous ignoriez mon nom. C’est une idée à laquelle je commence à m’habituer.

— Comment pourrais-je l’ignorer quand je puis appeler chaque brin d’herbe et me faire entendre de lui ?

— Je m’appelle Marjorie, et vous ne le savez pas.

Dieu eut l’air sincèrement étonné.

— En effet, je ne le savais pas !

— Marjorie, réveillez-vous !

Une main impatiente lui secouait l’épaule. Elle entrouvrit les paupières. Le feuillage étincelait au-dessus d’elle.

— Père James, bredouilla-t-elle, pas le moins du monde étonnée.

— Marjorie, c’est extraordinaire ! Je vous croyais…

— Je l’ai vu, dit-elle. Je lui ai parlé.

— Marjorie, je vous croyais morte.

Elle se mit sur son séant ; la forêt tournoyait autour d’elle.

— Que s’est-il passé ? Ce jeune homme m’a-t-il frappée ?

— Vous avez perdu l’équilibre. Vous avez basculé par-dessus le garde-fou.

— Les acrobates, je me souviens. Où sont-ils ?

— Grâce à l’intervention de l’un des renards, ils ont été acculés dans l’une des maisons. Il a déboulé d’un arbre au moment précis où vous basculiez dans le vide. Un véritable ouragan. Peu après, j’étais transporté auprès de vous.

— Tomber d’une telle hauteur et s’en sortir vivante ! Je n’en reviens pas.

— C’est un miracle, il n’y a pas d’autre mot. Plusieurs branches se sont intercalées sur la trajectoire de votre chute et pour finir, ce tas de broussailles vous attendait. Votre ange gardien s’est donné beaucoup de mal.

— Poussera-t-il la sollicitude jusqu’à me ramener à mon point de départ ? Il va bien falloir remonter.

Le Père James sourit et lui montra deux renards, postés sous un grand arbre. Marjorie se mit debout. Toutefois elle ne parvint pas à se redresser complètement. D’une main, elle se tâta le dos, puis le front, et toujours courbée se mit en marche, raide et douloureuse, soutenue par le prêtre.

— Mon Père, vous êtes-vous jamais trouvé face à face avec Dieu, réellement ?

Le prêtre lui jeta un regard de côté, sans trop savoir comment il devait prendre cette question.

— Vous êtes si lasse, vous avez été si durement éprouvée, murmura-t-il. Toutes ces émotions, cette chute affreuse… vous êtes presque une ressuscitée, Marjorie.

— À ce titre, je me sens très bien, si ce n’est quelques plaies et bosses. Peut-être la sagesse divine m’a-t-elle visitée ? Après tout, cela s’est vu.

Il resta coi. Le Père Sandoval, lui, aurait trouvé les mots qu’il fallait pour la remettre dans le droit chemin.

Peu après, ils étaient de retour sur la grande plate-forme. Les renards s’étaient rassemblés en foule. Ils formaient, grandioses et muets, une présence unique, colossale, qui pesait sur leur conscience.

— Seigneur, d’où viennent-ils ? chuchota Marjorie.

— Ils ont toujours été là, dit Mainoa. Jusqu’à présent, ils nous observaient de loin. Ils se sont rapprochés, voilà tout.

— Que veulent-ils ?

— Ils tentent de percer à jour quelque chose. Il la dévisagea, soucieux. Je n’en sais pas plus. Marjorie, allez donc vous reposer un instant, vous devez être à bout de forces.

— Nullement, je vous assure.

— Elle est très mal en point, affirma le Père James. Ses yeux ont un éclat fiévreux, elle tient les propos les plus incohérents.

— Rillibee n’est donc pas revenu ? demanda-t-elle.

Mainoa se contenta de secouer la tête. Marjorie se dirigea vers la maison dans laquelle les acrobates étaient retenus prisonniers. La masse floue d’un renard en obstruait l’entrée ; elle s’effaça. Les deux hommes étaient assis dans le fond, pieds et mains liés.

— Qui vous a enjoint d’assassiner frère Mainoa ?

Ils échangèrent un regard perplexe. Petit Mât prit la parole, après que Guibolles eut acquiescé d’un signe de tête.

— Beaupré vous l’a déjà dit. L’ordre venait du Vénérable Fuasoi, sous-chef du Bureau du Doux Endoctrinement, responsable de la sécurité.

— Pourquoi voulait-il le faire disparaître ? Un élancement violent lui troua le crâne. Elle porta vivement la main à sa tempe.

— Il était question d’un livre que Shoethai, l’assistant du Vénérable, avait trouvé sur la table de Mainoa, dans la cité Arbai.

— Mon journal, que j’ai eu la légèreté de laisser bien en évidence, maugréa Mainoa. Nous sommes partis si vite…

— De quoi parliez-vous dans ce journal ? demanda Marjorie.

— J’échafaudais toutes sortes d’hypothèses au sujet de l’épidémie, des Arbai, de votre venue sur la Prairie. Je spéculais sur le passé et l’avenir de l’homme.

La jeune femme réfléchit, puis reporta son attention sur les prisonniers.

— Après m’avoir violée, sans doute m’auriez-vous supprimée, comme vous l’auriez fait de mes compagnons ?

Guibolles sourit avec impudence.

— Avec vous, nous aurions fait preuve d’imagination, assura-t-il.

— Ma mort n’aurait pas éveillé chez vous le moindre remords ?

— Pourquoi aurions-nous dû éprouver des remords ? s’indigna le prisonnier. Pourquoi aurions-nous dû vous épargner ? Je ne vous connais pas, vous ne m’êtes rien. Où étiez-vous, lorsqu’ils sont venus nous arracher à nos familles ? En ce temps-là, nous étions jeunes et innocents.

Petit Mât hésita.

— Par la suite, nous aurions eu quelques regrets, reconnut-il. En songeant au bon temps que nous aurions pu prendre en différant votre exécution. Peut-être même nous serions-nous querellés à ce sujet.

Une image s’immisça dans l’esprit de Marjorie. Elle vit, aussi clairement que si la scène se déroulait devant ses yeux, d’invisibles mains précipiter les prisonniers du haut d’un arbre.

— Vous avez le vice chevillé au corps, dit-elle. Aussi longtemps que vous vivrez, vous représenterez un danger pour vos semblables. Je vais être dans l’obligation de vous livrer à la justice expéditive des renards.

Ces derniers mots produisirent une révolution immédiate sur les visages des prisonniers. Ils devinrent livides, leurs traits s’effondrèrent.

— Marjorie, vous n’avez pas le droit ! s’écria le Père James. La vengeance appartient à Dieu !

— Madame, par pitié, songez que nous n’avons encore rien fait ! fit observer Petit Mât d’une voix que la terreur rendait chevrotante.

— Conduisez-nous dans la Zone Franche, remettez-nous entre les mains des forces de l’ordre, murmura Guibolles.

— C’est cela ! renchérit le prêtre dans un élan de ferveur raisonnable. Nous devons nous rendre là-bas, de toute façon. D’ici là, nous n’avons rien à craindre d’eux, frère Mainoa les a trop solidement ligotés.

Marjorie secoua la tête, à demi convaincue. La petite voix intérieure lui soufflait que cette solution magnanime était la pire de toutes. Elle eut un geste d’accablement.

Une houle énorme secoua les renards. Les visions se succédèrent, alternance de ténèbres et de flamboiements. On sentait, avec ses poumons, avec son cœur, qu’une tristesse infinie pesait sur la forêt.