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— Silence ! cria Rillibee. Ou je vous laisse en pâture aux Hipparions.

Ils filèrent au trot soutenu de leurs montures. Plus tard, une lueur se discerna au loin. La pente remonta. Ils eurent la vision fugitive d’un renard, silhouetté contre un rond blanc. Peu après ils émergeaient à l’air libre. Ils se trouvaient au milieu d’une clairière, à la lisière de la forêt qui prenait fin non loin de là. Le sol était spongieux, partout luisaient des flaques d’eau. Sous leurs yeux repus de spectacles fabuleux, des formes immatérielles s’extirpèrent du tunnel et battirent en retraite sous les arbres.

Ne vous attardez pas, commanda Lui. Continuez. Allez dans la ville, allez vers les hommes.

Ils obéirent. Les chevaux partirent au galop et prirent d’assaut la colline. Les cavaliers guettaient l’explosion de violence entre les deux grandes entités de la Prairie, les Hipparions et les renards, frères, ennemis irréductibles. Rien de tel ne se produisit. Les Hipparions avaient-ils eu peur ? Avaient-ils renoncé ?

Quand ils furent au sommet de la colline, Rillibee leur montra le bâtiment de l’hôpital.

— Lady Westriding, c’est là que se trouvent Stella et votre époux. L’hôtel est juste derrière. De mon côté, je conduis ces tristes individus au poste de police.

Les abords de l’hôpital étaient noirs de monde. Toutes les têtes se tournèrent. Muets de saisissement, les badauds regardèrent approcher cet étrange équipage, une femme, deux hommes dont l’un était âgé, et des chevaux, animaux fabuleux que la plupart d’entre eux voyaient pour la première fois. Puis Sebastien Mecano se détacha de la foule, suivi de Asmir Tanlig. Ils se précipitèrent à la rencontre des nouveaux arrivants.

Marjorie se laissa glisser à terre ; elle confia Quijote à Sebastien.

— Je voudrais voir mon mari et mes enfants, dit-elle. Ensuite, je voudrais prendre un bain.

Persun Pollut avait surgi devant elle. Son visage rayonnait de joie.

— Lady Westriding, vous voilà enfin !

Insensible à l’élan de foi et d’enthousiasme qui le portait vers elle, Marjorie ne lui accorda qu’un bref sourire.

— Où est Stella ?

— Je vais vous conduire auprès d’elle. L’ambassadeur est debout depuis ce matin seulement, il n’a pas perdu son temps depuis lors. En ce moment même, il se trouve dans le salon de l’hôtel. Il tient une sorte de conférence de presse dans le but de ramener un peu d’ordre dans les esprits. Au point où nous en sommes, on ne sait ce qui fait le plus peur, de l’épidémie ou des Hipparions !

Peu après, il poussait la porte d’une chambre plongée dans la pénombre. Marjorie entra ; discret, le jeune secrétaire s’éclipsa.

Une tente occupait presque tout l’espace. Stella gisait là-dessous, sa tête hérissée de canules et de sondes. Marjorie regarda longtemps ce visage rendu méconnaissable. Un silence absolu recouvrait tout ; il ne lui fit aucun bien.

— Êtes-vous sa mère ?

Une voix de femme. Marjorie fit volte-face.

— Je suis le Docteur Lees Bergrem. Vous devez être Marjorie Westriding. Il est un peu tôt pour se prononcer sur les chances qu’a votre fille de retrouver toute sa raison. Les fonctions de l’organisme sont intactes. Par contre, elle souffre de plusieurs lésions des centres nerveux.

— Certaines facultés resteront-elles… atrophiées ? murmura Marjorie.

— La mémoire est atteinte. Ces troubles peuvent entraîner des manifestations d’infantilisme dans le comportement mental ou affectif. Votre fille a eu beaucoup de chance, comparée à Janetta bon Maukerden ou même Dimity bon Damfels, dont la captivité a pourtant duré moins longtemps. Leurs cerveaux sont une page blanche.

Marjorie ne trouva rien à dire. Elle ne ressentait qu’une colère froide, contre Rigo, contre sa propre fille, réduite à l’état de somnambule. On ne pouvait rejeter sur les seuls Hipparions l’entière responsabilité du drame. Une main se posa sur son épaule. Rillibee venait d’entrer.

— Stella guérira, dit-il. J’en ai le pressentiment.

Marjorie opina. Au même instant, quelqu’un lui souffla, sur un ton de tendre ironie, que la rancune était mauvaise conseillère, et la vindicte une perte de temps.

— Vous-même, vous avez besoin de soins, déclara le médecin. Vous avez sur le front une bosse de la taille d’un œuf de pigeon et vos yeux divaguent… En premier lieu, une longue toilette vous ferait le plus grand bien.

Marjorie se laissa conduire dans une chambre et s’enferma dans la salle de bains contiguë. En ressortant, elle trouva des vêtements propres posés sur le lit. Elle s’habilla et rejoignit le Docteur Bergrem dans son bureau. Tout en l’examinant, le médecin lui parlait de la formation qu’elle avait reçue à l’université de Semling, prolongée par le séjour effectué sur la Pénitentiaire. Sa voix s’anima lorsqu’elle aborda le sujet des vocations qui se faisaient jour parmi la nouvelle génération de faubouriens. Ses « étudiants » étaient tous en train de travailler à la résolution d’un passionnant mystère biologique, une particularité offerte par la Prairie.

— Je sais, j’ai lu vos ouvrages, dit tout à coup Marjorie.

— Ces textes ont dû vous sembler bien arides ; ils n’étaient pas destinés à des profanes.

— Je suis loin d’avoir tout compris, il est vrai.

Lees Bergrem lui posa des questions précises sur la forêt, les renards, les liens qui unissaient ceux-ci aux Hipparions, l’extermination des Arbai. Marjorie raconta ce qu’elle savait avec méthode, sans rien omettre, si ce n’est l’expérience de caractère indéniablement voluptueux qu’elle avait eue avec Lui, dans l’intimité de sa conscience. Elle décrivit la cité arboricole, son peuple d’ombres pathétiques. Elle en arriva à l’épisode des acrobates et du viol dont l’un d’eux l’avait menacée.

— Il n’y a pas si longtemps, j’aurais pardonné sans hésiter, au nom des principes religieux auxquels je suis attachée depuis l’enfance. Et tant pis pour les futures victimes. Après tout, ce monde n’est pas notre maison, comme il est écrit dans le Livre, et le pardon des offenses est censé nous acheter notre place dans l’au-delà. J’ai changé d’avis. Il m’en a coûté, de laisser la vie à ces malheureux ! Désormais, je veux me battre en cette vie ! Je veux faire mon paradis ici-bas !

Le salon de l’hôtel était bondé. Autour d’une table avaient pris place les membres du conseil municipal, quelques notables du Faubourg, Rigo, Mainoa. Celui-ci venait de prendre la parole.

— Il faut boucher l’entrée du tunnel, et le plus tôt sera le mieux, assura-t-il. C’est le moyen dont se sont dotés les Hipparions pour envahir la Zone Franche.

— Quelques-uns sont déjà là, dit Alverd Bee. Dès que nous avons appris l’existence de cette galerie souterraine, nous avons posté des guetteurs sur la colline, de façon à pouvoir surveiller la clairière que vous nous aviez indiquée. Ils ont signalé l’apparition de plusieurs Hipparions. Ils sont une douzaine et semblent devoir rester groupés à proximité de l’ouverture.

— Ils seront une centaine à la nuit tombée si nous ne faisons rien pour les arrêter, répliqua Rigo. Frère Mainoa a raison, nous devons fermer le tunnel. Vous disposez bien d’explosifs ? Vous exploitez des carrières, des mines. Avec quoi faites-vous sauter les parois rocheuses, quand vous agrandissez vos quartiers d’hiver ? Ce matériel conviendra très bien.

— Nous y avons déjà songé, dit le maire. Malheureusement, le dispositif de mise à feu ne se déclenche pas à distance. Qui voudra se sacrifier pour amorcer les explosifs sous le nez des Hipparions ?

— Ne pourrait-on envisager un lâcher de bombes ?

Alverd Bee et certains élus échangèrent un regard excédé.