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— Quel dommage, murmura Tony. Notre belle Millefiori ne demande qu’à en remontrer aux Hipparions, j’en suis sûr.

— Elle en aura l’occasion, lança une femme depuis l’entrée de la grange.

Rowena venait d’apparaître, engoncée dans des vêtements masculins trop grands pour elle.

— Mère… Sylvan semblait abasourdi. Qu’avez-vous l’intention de faire ?

— Il est heureux qu’il me reste encore un enfant pour me donner ce nom. Sylvan, mon fils, as-tu vu Dimity ?

— Si loin qu’elle semble être, elle a besoin de vous. Ne la privez pas de votre présence et de votre affection.

Rowena secoua la tête.

— Je ne puis me dérober, Sylvan. Vous êtes si peu nombreux… J’avais promis mon aide à Lady Westriding, en cas de nécessité. Je suis aujourd’hui en mesure de lui prouver ma reconnaissance. Cet après-midi, j’ai reçu ma première leçon d’équitation. Une partie de plaisir, en comparaison de ces tournois de mort que ton père m’a imposés si longtemps.

— Tout est de sa faute, dit Sylvan.

— Quelle importance, désormais ? Stavenger n’est plus. Il n’a jamais été que l’instrument docile des Hipparions. En face d’eux, nous n’étions pas de force. Le temps est peut-être venu de nous mesurer à nos ennemis. Personne n’est plus coupable qu’eux.

— Les aristocrates et les renards ont une part de responsabilité, fit observer Marjorie.

Tony lui jeta un regard réprobateur.

— Est-ce bien le moment de distribuer les blâmes ? s’étonna-t-il. Et qu’as-tu à reprocher aux renards ?

— Ne pourraient-ils nous venir en aide ? Les Hipparions seraient mis en pièces ! Mais non, ils se sont détournés de l’action. Ils ont renoncé à tout, même à leur propre avenir. Abdiquer, succomber au désespoir, c’est se déclarer vaincu, c’est faire le lit de l’ennemi !

Ces paroles acerbes déconcertèrent ses compagnons, y compris Rigo à qui elle avait narré l’épisode des acrobates.

— Ils vous ont déjà tirés de plus d’un mauvais pas, lui rappela-t-il. N’est-ce pas prendre parti ?

— L’un d’eux s’est engagé résolument à nos côtés, en effet. Nous lui devons la vie, cela ne fait aucun doute. D’autres ont suivi, en très petit nombre. Dans leur majorité, ils observent la plus stricte neutralité, comme leurs ancêtres l’ont fait dans des circonstances presque identiques.

Ils se mirent en selle. Ils vérifièrent le fonctionnement de leurs lances, qui n’étaient autres que des perches terminées par un couteau-laser de grande taille, et sur lesquelles avait été adapté un levier à plusieurs crans permettant de projeter un rayon d’une portée considérable. Rigo s’était remémoré des gravures de chevaliers médiévaux ; dans la précipitation, on avait bricolé des plastrons et des jambières de fortune pour les cavaliers, ainsi que des caparaçons pour les montures. Ainsi revêtus, ils sortirent de la grange. Ils suivirent le grand boulevard pavé conduisant à la Métropole. Tout était silencieux, désert. Plus loin les vigilants avaient formé un cordon de sécurité autour du spatioport. Les cavaliers avançaient au pas ; ils arrivèrent en vue de l’hôpital. Chacun se représentait la grande boucle de verdure au relief très émoussé qui cernait la colline. Sur la droite, en allant vers le nord, on butait contre l’arête du Montebello, à l’abri duquel s’étaient postés les artificiers, prêts à s’élancer sitôt que les Hipparions auraient été délogés de la clairière. Les cavaliers devraient donc entraîner leurs poursuivants vers le sud.

Ils contournèrent l’hôpital et se trouvèrent sur la ligne de crête de la colline. Les brumes grises de l’aube voilaient encore la forêt. Il y avait juste assez de lumière pour allumer de ternes reflets entre les arbres, signalant l’eau dormante. Pas un bruit. L’air ne retentissait d’aucun cri, d’aucune étincelle ou résonance ; rien ne trahissait la présence des monstres. Combien sont-ils ? Pourquoi restent-ils retranchés dans la clairière ? se demandait Rigo. Qu’attendent-ils pour jeter toutes leurs forces contre la ville ? Si la formidable mécanique était en place, ils n’hésiteraient pas.

Ses compagnons s’étaient mis à l’alignement.

— Êtes-vous prêts ? demanda-t-il.

17

Marjorie : Ce dénouement est-il inévitable ? Sommes-nous condamnés à transiger avec nos consciences, avec l’enseignement de nos sages, qui prêchent la raison, et des Pères de l’Église, qui enseignent la grâce, pour nous résoudre à employer la violence ? Malgré nos résolutions, malgré nos efforts, il arrive toujours un moment où nous marchons au combat, il arrive toujours un moment où pour continuer à vivre, nous devons détruire.

Et cependant n’ai-je pas été, toute ma vie, la fidèle servante du Seigneur ? N’ai-je pas été charitable envers mon prochain ? N’ai-je pas été une bonne mère ? N’ai-je pas aimé mon époux, malgré ses fautes et ses péchés ? Et si quelquefois, tentée par le découragement, j’ai voulu défaire ce que Dieu avait fait en mettant fin à mes jours, je me suis humblement repentie. Avant mon arrivée sur ce monde, ma vie était toute droite et sans mystère.

Quel ennui ! Avant, je ne vivais pas. Plutôt une mort brutale, ici, que la lente agonie dans laquelle je m’enlisais là-bas. Et si je survis, s’il me reste des forces, je les consacrerai à lutter contre l’épidémie. Il faut trouver le remède et le soustraire à la convoitise égoïste du Saint-Siège. Si nous réussissons, mon Dieu, peut-être daignerez-vous exaucer le vœu d’une créature très inférieure ? J’ai besoin de Lui, mon Dieu. Faites qu’il me parle. J’ai besoin de l’entendre.

Rigo : Je me sens si faible encore, j’ai les jambes en coton. Avant la fin de la journée, l’un d’entre nous, au moins, sera blessé ; un autre trouvera la mort. Et si c’était moi ? Je suis prêt à mourir, à condition que ma femme et mon fils soient épargnés.

Si je disparaissais, cependant, irait-elle se consoler auprès de ce fat, ce petit aristocrate plein de suffisance ? Jamais elle ne m’a pardonné mes infidélités. M’aimait-elle trop pour fermer les yeux, ou pas assez ? Pauvre Eugénie ! Douce, belle et sage comme une image. Innocente victime destinée au sacrifice. J’enrage !

Que deviendrais-je, si Marjorie venait à périr ? La vie reprendrait son cours, comme elle le fait toujours. Quelle vie, Seigneur ! Si, au lieu de la tuer, les monstres allaient l’enlever, comme ils ont enlevé Stella… Rien ne pourrait arriver de pire.

Chassons ces pensées. Seuls importent les Hipparions et l’épidémie. Nous vaincrons les uns et l’autre. Nous survivrons. L’humanité a de beaux jours devant elle ; et si personne ne vient à son secours, elle fera son propre salut !

Sylvan : Les Hipparions l’ont piétiné. À peine sorti de l’hôpital, le voilà qui en redemande ! Quoi qu’il soit par ailleurs, Roderigo Yrarier est un homme. Son courage force l’admiration… Comme il me regarde ! Je sais bien à quoi il pense. S’il succombe, Marjorie me tombe dans les bras. Insensé ! Marjorie sera veuve et n’en fera qu’à sa tête, sans plus s’occuper de moi que si j’étais un papillon qui aurait retenu un instant son attention.

Quelle femme ! Comme elle se tient sur son cheval ! Quelle prestance ! Son fils a fière allure, lui aussi. Comme le mari, il me jette des coups d’œil peu amènes. Il ne m’aime pas. Au début, je croyais qu’il me faisait grief d’éprouver pour sa mère des sentiments trop tendres. Ce n’est pas cela. En fait, mes manières aristocratiques lui déplaisent. Il est révolté par mon indifférence envers « les grands problèmes », l’épidémie, l’avenir de l’humanité. Il n’a pas tort. Même à présent, il m’importe peu que les hommes disparaissent jusqu’au dernier. Nous, de la grande famille animalhumaine des bon, nous, à l’image de nos maîtres, les Hipparions. Privés de notre liberté de jugement, nous n’avons pas cette ambition, ce regard pour le lointain que procure la maturité d’esprit. Nous n’atteindrons jamais la plénitude de nos moyens, nous n’y tenons pas. Au fond, nous sommes restés de pitoyables adolescents, pelotonnés dans nos angoisses et nos malédictions.