C’est d’ailleurs ainsi qu’elle me considère, comme un succédané de son fils. Ai-je jamais eu l’occasion de prouver que je pouvais avoir de l’audace, et de la force ? Aujourd’hui, si le destin me prête vie.
Mère fantastiquement déguisée, mère vouée au malheur, ta place n’est pas ici.
Tony : Qu’on en finisse ! Je veux rentrer chez moi. Je ne veux pas mourir sur ce monde de bruit et de fureur, nourri d’horribles métamorphoses. Je veux rentrer chez moi.
Rowena : Au nom de tous ceux que vous avez torturés, violentés, assassinés, Dimity, Emmy, Stavenger, mes pauvres enfants, morts il y a si longtemps que leurs noms s’estompent dans ma mémoire… je vous tuerai tous !
Sylvan, mon préféré…
Don Quijote : Fais-lui confiance. Douceur et fermeté. Elle sait. Et vous, mes semblables, soyez attentifs aux voix.
Arrivés au bas de la colline, les cinq cavaliers firent halte. L’ennemi restait invisible. Naguère, pour débucher le gibier, on battait le tambour ; suivant ce principe, on racla contre les plastrons l’extrémité des lances. Chacun se mit à crier des insultes, à pleins poumons, pour dominer les furieux froissements de tôle.
— Imbéciles ! Ersatz de chevaux ! Pitoyables esbroufeurs !
— Égorgeurs ! Diables de carnaval ! Monstres flétris ! Fragments de vie !
— Dimity est avec moi !
— Êtres inachevés ! Larves ! Succubes sans cervelle !
— Carnes ! Bidets stupides ! Rossinantes !
S’ils ne comprenaient pas les mots, les Hipparions ne pouvaient demeurer longtemps insensibles à l’intention humiliante contenue dans ces invectives. Ils sortirent de la forêt en trombe, firent quelques dizaines de mètres en terrain découvert et s’arrêtèrent.
Il se fit un grand silence. Les cavaliers s’attendaient à trouver en face d’eux des Hipparions. Ils n’avaient pas prévu que ceux-ci seraient montés par des humains.
— Shevlok ! s’exclama Rowena. Je ne puis me battre contre mon fils !
— Ton fils ! riposta Sylvan. Ce n’est qu’un pantin. As-tu vu son visage ?
Marjorie : Mon Dieu, n’ôtez pas tout espoir aux humbles créatures.
Placé sous l’autorité intransigeante de James Jellico, le quartier général s’était tout naturellement établi dans le poste de police. La salle de repos attenante avait été convertie en hôpital de campagne. Rigo, le genou gauche pris dans les mâchoires d’une cicatrisante, s’essayait à marcher avec des béquilles. Allongée sur un petit lit blanc, Rowena semblait inconsciente de l’agitation autour d’elle et des bourdonnements de la machine contre son oreille. Le Docteur Bergrem l’observait d’un air soucieux. Les os déplacés de l’épaule n’étaient rien ; quelque chose en elle s’était bel et bien brisé. Ses lèvres exsangues articulaient en silence le nom de Sylvan, comme on balbutie une prière. Rowena venait d’apprendre la mort de son fils.
Marjorie s’était approchée, le visage défait.
— Nous l’avons enfin retrouvé, Rowena.
— Est-il blessé ? Est-il…
— Mort, Rowena. Il est mort. Une mauvaise chute. Il s’est rompu le cou. Son corps est intact, ils n’ont pas osé le profaner.
— Où est-il ?
— Nous l’avons transporté à la morgue. Les faubouriens proposent qu’il soit inhumé dans leur cimetière.
Rowena s’était effondrée, comme anéantie. Marjorie avait laissé la pauvre femme aux soins des infirmières. Très pâle et très seul, Tony semblait dans un coin une pauvre chose abandonnée. Sa mère demeura quelque temps près de lui, sans mot dire, tenant dans sa main une main inerte. Apercevant, dans la pièce voisine, frère Mainoa qui s’activait devant le clavier du grand-com, elle se souvint du papier plié au fond de sa poche.
— Nous devrions avertir Semling, dit-elle en lui tendant la lettre. Lisez vous-même, et vous comprendrez.
Le vieil homme ne manifesta aucun étonnement, de la première à la dernière ligne.
— L’auteur de ces mots s’est voué à la damnation éternelle, fit-il avec gravité. Pour plus de sûreté, nous leur communiquerons des fac-similés. Le Hiérarque serait capable de dénier toute responsabilité, il ne pourra récuser un texte écrit de sa main. Hâtons-nous de faire des copies et remettons-les à quelqu’un de fiable. Le Star-Lily appareille demain pour Semling. Notre messager devra se trouver à son bord.
— Combien de temps le vaisseau mettra-t-il pour arriver à destination ?
— Environ un mois.
— Si seulement nous avions découvert l’antidote d’ici là !
Mainoa haussa les sourcils, surpris.
— Nous, Marjorie ? Qui cela ?
— Lees Bergrem, bien sûr. Elle est remarquable et j’en dirais autant de tous les membres de son équipe. Elle s’est spécialisée en immunologie afin de pouvoir résoudre ce qu’elle appelle une petite énigme biologique dont elle avait découvert l’existence sur la Prairie, alors qu’elle n’était encore qu’une jeune étudiante.
— Une énigme ?
— Ne comptez pas sur moi pour vous fournir les explications scientifiques. Je sais seulement qu’il s’agit d’un élément essentiel au développement et à la reproduction des cellules de l’organisme. Il existe sur la Prairie sous sa forme normale, et sous une forme inversée. Ce phénomène intrigue le Docteur Bergrem depuis des années. Elle pressent qu’il n’est pas sans rapport avec la propriété que possèdent les êtres vivants sur cette planète de résister aux agents pathogènes.
— À quelle occasion vous a-t-elle fait ces confidences ?
— À mon retour de la forêt, quand je suis allée voir Stella. Nous ne nous étions jamais vues, pourtant elle s’est montrée loquace. Elle voulait sans doute me faire oublier mon angoisse.
Mainoa garda quelque temps un silence plein de doute.
— Puissiez-vous avoir raison, dit-il enfin. Puisse ce médecin découvrir avant qu’il ne soit trop tard le moyen de sauver des millions d’hommes. La divulgation des sinistres projets du Hiérarque s’impose d’autant plus. Les autorités de toutes les planètes du système devront être mises au courant, sans oublier le Saint-Siège. Je ne puis croire que la décision de Cory Strange puisse faire l’unanimité parmi les membres du Sacré Collège. Il nous faut un porteur de toute confiance.
— Tony, proposa-t-elle. Sa jeunesse, sa sensibilité, son inexpérience le rendent trop vulnérable à l’influence des Hipparions. Et nous sommes loin d’en avoir fini avec eux.
Si ce n’est que l’épidémie fait peut-être des ravages sur Semling, songea-t-elle. Entre deux maux, quel était le moindre ?
Le vieil homme lui prit la main.
— Tony sera plus utile en se rendant à Semling. Pour ma part, à supposer que Jhamlees Zoe me dénonce au Hiérarque et que celui-ci ait la mauvaise idée de vouloir se saisir de ma personne, je préfère prendre les devants et m’éclipser. Je retourne dans la cité forestière en compagnie de Rillibee. Si l’on s’inquiète de savoir où je suis, dites la vérité. Si l’on vous interroge au sujet de la lettre, vous ne savez pas de quoi il s’agit, pas plus que Rigo, Tony partira avec des consignes précises : dès qu’un traitement curatif sera mis au point, il veillera à ce que les fac-similés reçoivent la diffusion la plus large possible.