— Dans ce cas, nous allons devoir vous installer un laboratoire clandestin, soupira Alverd Bee. Dressez-nous la liste de ce dont vous allez avoir besoin. Dans quelques heures, le Hiérarque sera peut-être le nouveau maître de la Prairie. Nous disposons de peu de temps pour vous mettre à l’abri.
— Il n’y a pas lieu de s’affoler, car ce nouveau Hiérarque n’est au courant de rien, fit observer Rigo. Il n’apprendra pas la vérité sur l’épidémie avant d’avoir eu un entretien avec son « vieil ami Nods », le Supérieur du Monastère.
Persun Pollut était arrivé sur ces entrefaites ; il avait entendu les dernières paroles de Rigo.
— Dans ce cas, le Hiérarque ferait bien de se trouver un autre informateur, dit-il. Nous venons de survoler le Monastère, Sebastien et moi, il n’en reste que ruines fumantes. Nous étions allés là-bas dans l’espoir qu’ils auraient reconsidéré les offres d’évacuation que nous leur avions faites en vain. À peine avions-nous laissé Klive derrière nous qu’à l’horizon s’allumait une vive lueur blanche émanant d’un grand incendie. Que restera-t-il bientôt de la Prairie ?
— Cela ne change rien, s’entêta Marjorie. Si le Hiérarque se décide à nous rendre visite, entouré de son armée, le Docteur Bergrem sera contrainte de se plier à ses volontés. Ne protestez pas, je vous en prie, Lees. On voit bien que vous n’avez jamais eu affaire au Saint-Siège.
— Soit, puisque vous insistez, je veux bien me soustraire à sa curiosité. Alverd, j’aurais besoin d’autant d’échantillons sanguins et cellulaires que vous pourrez m’en fournir. Faites des prélèvements sur tous les aristocrates survivants, sans oublier les enfants en bas âge. Il me faudrait aussi de la terre et des végétaux, recueillis en différents points de la steppe et de la Zone Franche. Persun, venez avec moi, je vous donnerai tous les détails. Puisque vous me contraignez à ce déménagement, je vais de ce pas emballer mon matériel. Je préfère m’en charger moi-même. Envoyez-moi quelques solides gaillards pour transporter les caisses dans le réduit où je vais devoir m’exiler.
En sa qualité d’astre rayonnant, l’Israfel demeura accroché au firmament. Il s’en détacha une navette dans laquelle avait pris place une patrouille conduite par un Séraphin dont les épaulettes étaient barrées de six angelots.
Le conseil municipal se porta à sa rencontre.
— Le Hiérarque souhaite s’entretenir au plus vite avec le Supérieur de la Fraternité Verte, déclara le Séraphin après les compliments d’usage. En vain avons-nous tenté d’entrer en communication avec lui.
— Je crains d’avoir une bien triste nouvelle à vous annoncer, répondit Alverd Bee, montrant une mine de circonstance. Un incendie provoqué par un orage de chaleur a ravagé le Monastère et ses environs. À l’heure actuelle, nos équipes de secours sont à la recherche des survivants.
Un silence méfiant accueillit ces paroles.
— Le Hiérarque estimera peut-être nécessaire de venir s’assurer par lui-même de l’étendue de cette catastrophe.
— Dans l’éventualité où le Hiérarque nous aurait honorés de sa présence, nous avons déjà fait évacuer l’hôtel. Ces incendies, d’une violence exceptionnelle, ont provoqué partout des dommages considérables. On déplore la destruction de sept hameaux dont les habitants ont trouvé refuge dans notre ville. Nos capacités d’hébergement ne sont pas illimitées.
— Malgré cette situation difficile, le Hiérarque choisira peut-être de séjourner dans vos murs, plutôt qu’à l’hôtel.
— Il sera le bienvenu. Dites-lui pourtant qu’une maladie sévit parmi la population. Il souhaitera sans doute s’en tenir à l’écart.
Rien ne bougea sur le visage du Séraphin. Une nuance de contrariété se glissa dans sa voix lorsqu’il répondit, après un nouveau silence :
— Le Hiérarque sera informé de ce détail ; son secrétariat vous communiquera sa décision.
Le petit détachement prit ses quartiers dans l’hôtel. Prudent, le Hiérarque resta dans son astre ; le lendemain, Roderigo Yrarier était convoqué.
Marjorie insista pour l’accompagner.
— Soyons courtois sans obséquiosité, ménageons sa sensibilité, dit-elle. Ce nouveau Hiérarque n’est pas susceptible de mouvements de sympathie, il ne t’a pas fait sauter sur ses genoux quand tu étais enfant. Un homme aussi intrigant et machiavélique doit avoir la manie de la persécution.
S’il éprouvait de la méfiance à leur égard, le Hiérarque n’en laissa rien paraître, bien qu’il les reçût à l’abri derrière un écran isolant sur lequel il attira leur attention.
— Cette mesure de protection peut vous paraître blessante. Elle me fut imposée par mes conseillers, murmura-t-il sur un ton d’excuse.
— On ne saurait être trop prudent, reconnut Rigo.
— Où en est votre enquête, Messire Yrarier ? L’épidémie s’est-elle déclarée sur la Prairie ? La planète est-elle protégée, oui ou non ?
— On a dû vous signaler l’apparition de nombreux cas d’une maladie encore inconnue qui n’a peut-être rien à voir avec l’épidémie. En ce qui concerne la soi-disant immunité dont jouirait cette planète, voici, en peu de mots, ce que nous avons appris. Il fallait en dire le moins possible, tout en serrant la vérité au plus près, songea-t-il, sachant que des détecteurs de mensonges devaient être braqués sur eux. Un sous-dignitaire du Saint-Siège rendait visite à sa famille. L’un de ses parents occupe à Shafne les fonctions de contrôleur spatial. Sa journée de travail terminée, il lui arrive de faire halte dans un débit de boissons fréquenté par les équipages des vaisseaux. C’est ainsi qu’il a recueilli de la bouche d’un mécanicien navigant dont le nom lui échappa un curieux témoignage. À bord de son vaisseau, lui révéla le mécanicien, se trouvait un passager si malade qu’il avait dû être placé en quarantaine. Il advint que ce bâtiment, dont le nom ne m’a pas été révélé, fit escale sur la Prairie, où il demeura pendant quelque temps. Lorsqu’ils atteignirent leur destination suivante, l’homme était complètement rétabli. Le dignitaire nous a raconté cette histoire peu après son retour de vacances. Quant au mécanicien, il devait succomber peu après, victime de l’épidémie.
— Est-ce tout ?
— Si l’on admet la véracité de ce témoignage de seconde main, rien ne permet d’affirmer que l’homme doit sa guérison miraculeuse au séjour qu’il a fait sur la Prairie, sans quitter sa chambre, soit dit en passant, fit observer Marjorie. De même, il pouvait être atteint d’un mal ordinaire dont les symptômes s’apparentaient à ceux que présentent les sujets touchés par l’épidémie. Aussi, gardons-nous de tirer des conclusions trop optimistes.
Le Hiérarque les gratifia d’un regard impassible.
— Qu’en est-il des recherches entreprises sur les ruines du Monastère ? Y a-t-il des rescapés ?
— Quelques-uns, dit Rigo. Comprenant que les secours se concentreraient autour du lieu du sinistre, ceux qui avaient fui reviennent peu à peu.
— Vous êtes toujours sans nouvelles du Révérend Jhamlees Zoe, le Supérieur de la communauté ?
Rigo se contenta de secouer la tête, craignant que sa voix ne trahît son soulagement.
— Je reste, annonça le Hiérarque. Tout espoir n’est pas perdu de le retrouver. Quant à vous… ajouta-t-il, effleurant Rigo d’un œil hautain, peut-être un indice se présentera-t-il, qu’il vous suffira de ramasser.
Dans la navette qui les ramenait au spatioport, Marjorie garda longtemps le silence.
— Ce passager placé en quarantaine, murmura-t-elle, bien qu’il soit demeuré calfeutré pendant toute la durée de son séjour ici, crois-tu qu’il absorbait de la nourriture locale ?