— Sans doute, murmura Rigo. D’un coup d’œil, il lui signifia de ne pas en dire plus en présence du pilote et des soldats. Ceux-ci, une demi-douzaine, les escortèrent jusqu’au poste de police.
— L’Israfel est un véritable arsenal ! s’écria Marjorie. Si l’envie en prenait au Hiérarque, il ne ferait qu’une bouchée de la Prairie !
— Ce n’est pas dans ses intentions, rétorqua Rigo. Pas encore.
— Que fera-t-il, à votre avis ? s’enquit Roald Few.
— À sa place, je me garderais d’apparaître comme un belliciste. Par contre, sans perdre de temps, j’expédierais mon équipe de chercheurs sur la planète.
Il ne se trompait pas. Deux jours plus tard, précédés d’une section commandée par un Séraphin à huit angelots et suivis d’une formidable batterie d’ordinateurs, les savants occupaient l’hôpital.
Tout le monde avait assisté, de loin, à ce formidable déploiement de forces.
— Ils trouveront, déclara Marjorie, impressionnée. Pourvu que le docteur Bergrem soit plus prompte !
Au milieu de la nuit, alertée par un bruit, elle se leva, enfila un saut-de-lit et passa dans la chambre de Rigo. Stupéfaite, elle trouva celui-ci en tête à tête avec Rillibee.
— Pourquoi êtes-vous revenu ? Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, sur le qui-vive.
— J’aimerais pouvoir vous donner une réponse précise. Les renards ont envahi la forêt, ils sont partout. Dans un charivari assourdissant, grognements, feulements, tacs-tacs de griffes, brassages d’idées, ils tiennent conseil. Ils débattent d’une question capitale et semblent sur le point de prendre une décision. L’un d’entre eux vous réclame, Lady Westriding. Mainoa a laissé entendre que vous ne seriez peut-être pas en mesure de venir aussitôt. À défaut, il se contenterait du Père James. Je suis venu le chercher, ainsi que l’autre prêtre, si celui-ci veut bien nous suivre.
Marjorie avait levé les yeux sur la fenêtre de la chambre, un carré noir. Forêt, dévoilée par la foudre d’une pensée ! L’air vint à lui manquer.
— Je ne puis m’absenter sans éveiller les soupçons du Hiérarque, fit-elle à mi-voix.
Rillibee ne disait rien. Il regarda Rigo, puis Marjorie, puis ses mains qu’il tenait croisées devant lui.
— J’ai une prière à formuler, murmura-t-il. J’ai l’intention d’emmener Stella dans la cité des arbres.
Marjorie fit entendre un profond soupir. Depuis qu’elle avait quitté la tente, Stella ne montrait aucun signe d’un retour à la normale. Enfant mélancolique, remarquable par sa docilité, elle n’avait rien de commun avec l’altière adolescente que Rillibee avait entrevue pour la première fois un jour de discorde.
— Êtes-vous passé la voir ? Elle est méconnaissable.
— Elle est charmante, corrigea Rillibee. Une charmante petite fille.
— Pourquoi seriez-vous disposé à vous encombrer d’une charmante petite fille ? demanda Rigo avec sévérité.
— Je voudrais la protéger, dit le jeune homme, sans s’émouvoir de l’accusation implicite. Si elle reste ici, elle est en danger. Vous aussi, mais du moins avez-vous choisi de vous exposer. Stella ne se rend compte de rien. J’emmènerais volontiers Dimity et Janetta, pour les mêmes raisons. Peut-être les renards pourront-ils leur restituer leurs pauvres esprits, mutilés par les Hipparions ?
— Vous devrez d’abord convaincre leurs mères, dit Marjorie. En ce qui me concerne, je vous donne bien volontiers ma permission. Prenez Stella.
— Jamais de la vie ! s’exclama Rigo.
— Inutile de le prendre sur ce ton, riposta Marjorie.
— Elle est aussi ma fille, que je sache !
— Et la mienne, bien qu’elle n’en ait plus conscience. Quel avenir envisages-tu pour cette innocente ? Vas-tu la ramener sur Terre et te débarrasser du problème en engageant une infirmière à domicile ?
— Comment peux-tu être certaine que ce… défroqué n’abusera pas de sa candeur ?
Oubliant la présence de Rillibee, Marjorie se livra tout entière à l’indignation.
— Il ne pourra lui faire plus de mal que n’en ont déjà fait les Hipparions, par ta faute ! Ce jeune homme veillera sur elle mieux que toi ou moi, il lui prodiguera une affection que nous n’avons pas su lui donner, voilà ce que je pense !
Rigo prit son peignoir sur un dossier de chaise et, sans prendre le temps de l’enfiler, sans un mot, quitta la pièce. Après avoir fait ses adieux à Rillibee, Marjorie regagna sa propre chambre.
À l’aube, les soldats du Séraphin vinrent frapper à sa porte et lui donnèrent cinq minutes pour se préparer. Rigo se trouvait déjà dans le vestibule, habillé de pied en cap et flanqué de deux spadassins. Pas plus qu’elle, il n’avait fermé l’œil.
Le Hiérarque, cette fois, n’était pas seul. Toujours retranché des microbes derrière sa vitre protectrice, il les reçut en compagnie de deux personnages fort dissemblables.
— Admit ! s’exclama Marjorie avec l’élan de joyeuse surprise approprié. Rigo, c’est notre cher petit Maukerden. Nous sommes heureux de constater que vous avez échappé à l’incendie de Opal Hill.
— Admit bon Maukerden, rectifia-t-il.
— On nous avait pourtant dit que les collatéraux n’avaient pas droit au titre.
— Jerril bon Haunser m’avait engagé afin de vous tenir sous surveillance. Je devais lui rendre compte de tous vos faits et gestes. Celui-ci… d’un geste négligent, il désigna le Hiérarque… me demande à peu près la même chose.
— Ne vous gênez surtout pas, dit Rigo. Déballez tout votre petit fourbi ; allez-y, dites ce que vous savez.
Le Hiérarque eut un mince sourire oblique.
— Il ne sait rien, malheureusement. L’autre, par contre, apporte d’étonnantes révélations.
« L’autre » se prélassait sur son siège avec la nonchalance d’un lézard au soleil et se donnait beaucoup de mal pour faire oublier les égratignures et contusions dont il était couvert.
— Frère Flumzee ? Marjorie semblait sincèrement étonnée. Qu’a-t-il pu vous apprendre, en dehors du fait qu’il a tenté de me tuer, avec l’aide de ses complices, alors que je me trouvais encore dans la forêt ? Ce n’est qu’un pauvre garçon refoulé dont le cerveau bat la campagne.
Elle laissa tomber sur l’intéressé un regard de terrible condescendance.
— Vous entreteniez les meilleures relations avec l’un des anciens du Monastère, frère Mainoa, susurra le Hiérarque. D’après Flumzee, ce Mainoa serait un traître. Il aurait gardé par-devers lui des informations de la plus haute importance concernant l’épidémie.
— Une accusation aussi grave demande à être solidement étayée. Que savez-vous d’autre, frère Flumzee, ou dois-je utiliser votre pseudonyme artistique, Beaupré ? Quels renseignements frère Mainoa aurait-il omis de communiquer à ses supérieurs ? Qui les lui aurait fournis ?
Beaupré s’agita sur sa chaise. Le ton et le regard de Marjorie lui étaient tous deux insupportables.
— Le vieux savait quelque chose ! insista-t-il. Sinon, pourquoi Fuasoi aurait-il voulu le faire assassiner ?
Marjorie haussa les épaules.
— Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? répliqua-t-elle avec une tranquille assurance. Le Chef de la Sécurité était un Rafalé et frère Mainoa l’avait percé à jour. N’est-il pas normal que le premier ait tenté de supprimer le second ?
Ce disant, elle gratifia Rigo d’un regard appuyé, priant le ciel pour qu’il eût la présence d’esprit de saisir cette balle au bond. Jamais encore elle n’avait fait allusion en sa présence aux pressentiments de Mainoa concernant Fuasoi.
Le Hiérarque avait beaucoup perdu de sa superbe, tout à coup.
— Un Rafalé… fit-il d’une voix altérée. Vous en êtes sûre ?