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— Mainoa avait d’excellentes raisons de soupçonner Fuasoi… commença Rigo.

— Seul un Rafalé pouvait avoir intérêt à éliminer celui qui donnait l’impression d’en savoir un peu plus long que les autres sur l’épidémie, coupa Marjorie. Le sort en est jeté, pensa-t-elle. S’il n’est pas convaincu, nous sommes perdus.

Le Hiérarque avait détourné son visage ; elle y saisit un tic nerveux et reprit espoir.

— Des Rafalés, sur la Prairie ? murmura-t-il. Déjà ?

— Éminence, nous savions qu’ils risquaient de nous prendre de vitesse, insinua Rigo. Même Sender O’Neil m’avait mis en garde !

L’audience fut vite levée. Admit bon Maukerden et Beaupré furent emmenés d’un côté. Marjorie et Rigo regagnèrent leur navette.

Au lieu de les raccompagner jusqu’au poste de police, leur escorte armée leur fit prendre la direction de l’hôtel. À leurs questions inquiètes, il fut simplement répondu qu’ils devaient demeurer, jusqu’à nouvel ordre, à la disposition du Hiérarque. On les conduisit dans la suite la plus spacieuse de l’établissement. Un soldat demeura en sentinelle devant la porte verrouillée.

18

Tranquillement installés dans la cité forestière qu’envahissait la fraîcheur du crépuscule, les deux hommes d’Église dégustaient les fruits que les renards étaient allés chercher dans les arbres environnants. L’un de leurs hôtes les accompagnait dans ce petit festin.

— Le goût d’une prune, remarqua le Père James.

Transporté à dos de renard, il était arrivé à la cité des arbres dans le courant de la matinée. Le Père Sandoval, définitivement hostile à cette aventure, l’avait laissé partir en soupirant. Frère Mainoa, arrivé bien plus tôt, se remettait difficilement d’un voyage qui l’avait épuisé. Tel un enfant, il reposait dans le giron d’un renard. Le Père James s’efforçait de se convaincre lui-même du caractère bien réel des renards. Ils n’étaient ni des songes, ni des hallucinations ou des formes volatiles dépourvues de consistance. Une conviction difficile à forger dans la mesure où ils échappaient à toute appréhension directe. Le jeune prêtre parvenait bien à saisir ici le mouvement d’une patte, là l’éclair furtif d’un regard, ailleurs le moutonnement fantomatique d’un vaste dos, les efforts qu’il déployait pour concevoir le renard dans son intégralité ne parvenaient qu’à lui flanquer la migraine et lui brouiller la vue. Il abandonna. Chaque chose viendrait en son temps, tôt ou tard, vaille que vaille, d’une façon ou d’une autre…

— Des caméléons, des caméléons psychiques, lança frère Mainoa, voilà ce qu’ils sont. Les Hipparions aussi, mais dans une moindre mesure.

— Une prune, exactement la saveur d’une prune, insistait le Père James en quête de surprises plus ordinaires qui l’arracheraient un moment à tous ces bouleversements. Mais avec la texture d’une poire…

Janetta bon Maukerden dansait sur une passerelle végétale, se tenant à elle-même de longs discours sous forme de borborygmes infantiles. Quant à Dimity bon Damfels, immobile sur l’esplanade, elle se contentait de sucer sagement son pouce, le regard sans cesse en alerte, curieuse de tout, aurait-on dit. Rillibee et Stella se tenaient dans une pièce donnant sur l’esplanade. La voix du jeune homme parvenait jusqu’aux deux religieux.

— Prends ce fruit, Stella. Oui, dans ta main, comme cela. Maintenant mords. Voilà, c’est bien. Essuie ton menton. Très bien. Mords encore une fois…

— Il est très dévoué et très patient, murmura frère Mainoa. Mais ce n’était pas une surprise.

— Trois élèves à la fois, il n’est pas au bout de ses peines, constata simplement le Père James. Pauvres enfants… Nous devrions peut-être lui donner un coup de main tant que nous sommes là ; c’est le moins que nous puissions faire.

Un éclair rouge et bleu fila à côté des deux hommes, jaillissant d’un arbre pour disparaître dans un autre. Un oiseau au plumage brillant, quelque chose de très différent de ce que l’on trouvait sur Terre, mais oiseau quand même, une sorte de perroquet.

— C’est à vous de choisir, dit frère Mainoa. À vous seul. Rester ou partir… Vous n’avez jamais été aussi libre de votre vie entière. Choisissez, sous votre seule responsabilité. La voix du vieil homme faiblissait, chaque syllabe était un effort.

— Comment être seulement sûr de pouvoir vivre ici ? protesta le Père James. Ces fruits, par exemple, suffiraient-ils à nous nourrir convenablement ?

— Fruits et graines assureront amplement votre survie, je vous l’assure, répondit frère Mainoa d’un ton un peu moqueur. Frère Laeroa a consacré des années à l’analyse des qualités nutritionnelles des graminées et fruits de la Prairie. Vous vous en porterez à merveille, je vous l’assure. Riz ou blé ne vous seraient pas d’un meilleur secours. Sur Terre, beaucoup n’ont pas mieux.

— Sans doute… Mais comment se lancer dans des travaux agricoles de ce genre ? Il faudrait retourner sur la steppe ! Sous la menace constante des Hipparions ?

— Allons, Père James, nous avons des alliés maintenant. L’avez-vous déjà oublié ? Les choses changent, elles ont changé. Épuisé, frère Mainoa se tut et sombra dans une somnolence réparatrice.

— Le menton, Stella, essuie-toi le menton. Rillibee Chime poursuivait sa leçon. Et les bonnes manières ? Les aurais-tu oubliées elles aussi ?

Janetta, seule au monde, continuait à danser et à fredonner. Soudain, elle s’arrêta net et un cri spontané jaillit du lointain de ses souvenirs oubliés.

— Gros minet !

D’une voix claire et distincte, elle s’adressait à un hologramme qui, apparemment assis sur le garde-fou, semblait observer la jeune fille. Vivement, Janetta retroussa la blouse qu’elle portait pour tout vêtement et, fesses à l’air, vint tenir compagnie au lumineux fantôme.

— Elle parle ! Son premier mot…

Commentaire inutile qui avait surtout pour fonction de camoufler le trouble que le Père James, rouge de confusion, éprouvait à la vue de la ronde anatomie de Janetta.

— C’est bon signe, confirma frère Mainoa, elle réapprendra peu à peu.

— Il reste à souhaiter qu’elle se souvienne aussi des règles élémentaires de la pudeur.

Arraché à son demi-sommeil, frère Mainoa retrouva vite sa malice habituelle.

— Espérons surtout qu’elle apprenne ce qui vaut la peine de l’être. La cité Arbai nourrit sans doute moins de présomptions contre un spectacle d’une si charmante nature.

Les propos badins de frère Mainoa avaient, paradoxalement, assombri l’humeur du Père James. Une tristesse douloureuse l’envahit en songeant à la vieille carcasse de frère Mainoa. Depuis combien de décennies l’excellent homme n’avait-il été taraudé par le péché de chair ? Le vieux moine, au soir de sa vie, dans cet état de fragilité extrême, ne devait même plus se souvenir de ce que cela avait pu être, ou pouvait être pour d’autres…

Le jeune prêtre fut arraché à sa mélancolique réflexion lorsqu’il sentit qu’un regard lointain l’observait. Il leva les yeux. Au-dessus de lui, un renard pleurait. Deux yeux incompréhensibles et soudain si extraordinairement humains.

Quelques heures après l’arrestation de Rigo et de Marjorie Yrarier, le Séraphin qui commandait les troupes du Hiérarque mit sur le pied de guerre quelques-uns de ses chevaliers de la foi. La tenue de combat ne s’imposait pas vraiment mais les soucis d’ordre tactique passaient après la nécessité d’impressionner les populations locales. Le Séraphin lança ses hommes à la recherche d’un certain frère Mainoa, un homme âgé et ventripotent que l’on ne pouvait manquer de remarquer. Les soldats se répandirent jusque dans les fermes environnantes. Oh ! On le connaissait. Oui ! On l’avait vu. Certainement ! Frère Mainoa devait se trouver dans les parages. Mais, quête inutile, personne ne savait où se trouvait le vieil homme. Les espions ne réussirent pas mieux que les hommes d’armes.