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— Notre avenir, Rigo ? interrogea Marjorie d’une voix parfaitement dénuée d’expression.

— Le Père Sandoval et moi-même pensons en effet tous les deux qu’un terme sera mis bientôt aux ravages de l’épidémie. Instinctivement Rigo avait retrouvé cette voix de maître du barreau qui lui réussissait si bien d’ordinaire. Ni sa mère, ni ses sœurs, ni Eugénie, ni les enfants n’y avaient jamais résisté. Ni Marjorie. Aujourd’hui, cependant…

— Je t’écoute, dit Marjorie d’un ton aussi neutre que possible.

— Quelqu’un trouvera la parade, poursuivit Rigo, tôt ou tard. D’autant que nous commençons à avoir la conviction que c’est bien sur la Prairie qu’il faut orienter les recherches. Nous resterons ici le temps qu’il faudra. Ensuite, il faudra bien que nous retournions à notre vie habituelle. Tous les quatre.

— Nous allons devoir faire… quoi ? rétorqua Marjorie, l’esprit obnubilé par les Hipparions qui s’en donnaient à cœur joie dans la Métropole. Comment Rigo pouvait-il donc s’abstraire de la situation dramatique qu’ils vivaient ?

— Reprendre une vie normale. Nous deux, les enfants. Y compris Stella, bien sûr, précisa-t-il d’un ton coléreux. Elle aura besoin de beaucoup d’attention, nous veillerons à embaucher le personnel le plus compétent.

— Le plus compétent… reprit Marjorie en écho.

Qu’était-il donc en train de raconter ? songeait Marjorie. Pensait-il vraiment que tout pouvait recommencer comme avant, comme si de rien n’était, comme s’il suffisait de refermer des parenthèses ?

— J’imagine que le Père Sandoval et toi avez longuement discuté de la façon dont, dorénavant, tu présenteras notre fille à tes amis ! Quelque chose du genre : « Voici ma petite Stella, complètement idiote ! C’est le résultat de mon effroyable égoïsme face à des gens qui, pourtant, ne m’étaient rien…»

Rigo ne put maîtriser sa colère.

— Tu n’as pas le droit de dire cela, hurla-t-il.

— Ce droit, je le prends, Rigo. Ne suis-je pas sa mère ? N’est-elle que ta fille à toi ? Et n’est-elle pas aussi à elle-même pour finir ? Tu peux toujours essayer de ramener Stella sur Terre avec toi. Il te sera déjà très difficile d’aller la chercher là où elle se trouve maintenant. Tu veux retrouver ta vie passée, je ne puis t’en empêcher, je ne songe même pas à essayer. Mais tu ne saurais espérer que Stella et moi te suivions sans rechigner, comme s’il te suffisait de claquer dans tes doigts pour faire accourir toute la smala.

— Tu n’as tout de même pas l’intention de t’installer ici. Qu’y ferais-tu pour commencer ? Notre place est sur Terre, c’est sur Terre que nous pourrons revivre.

— Je l’ai longtemps cru… Je veux dire que j’ai longtemps cru que nous pourrions vivre tous les deux, ensemble, dans le bonheur. Longtemps même je n’aurais rien pu concevoir d’autre. Aujourd’hui, il est trop tard.

— Allons, tout reste possible, tu le sais très bien. Et ton dévouement envers les pensionnaires de l’hospice ? Ce n’était rien ? Tu prétendais assez que cela te tenait à cœur. Des mensonges ?

— Je le pensais alors. Au reste, l’ai-je jamais réellement cru, l’ai-je jamais réellement espéré ? Sans doute l’épidémie sera-t-elle vaincue un jour ou l’autre, mais nous pouvons très bien succomber avant. Nous pouvons aussi tomber sous les coups des Hipparions… Je ne crois pas que l’occasion soit la meilleure pour évoquer nos problèmes futurs, ayons déjà le souci de rester en vie.

Marjorie avait dit ce qu’elle avait à dire.

Elle se leva, passa devant son mari, posa un bref instant sa main sur l’épaule de Rigo en un geste d’ultime réconfort. Pour se réconforter elle… Ou pour le réconforter lui. Elle était convaincue que les circonstances présentes ne se prêtaient à aucune spéculation sur l’avenir, avec ou sans Rigo. S’ils devaient mourir dans les heures ou les jours à venir, il ne convenait pas que cela se passe à un moment où d’inutiles polémiques les auraient remplis de rancœur et de ressentiment.

Rigo suivit son épouse dans la chambre qu’occupait toujours le soldat en faction devant la fenêtre. Le spectacle des incendies et des tueries continuait. Les Hipparions avaient débusqué le groupe des chercheurs du Hiérarque et, bien qu’ils aient été massacrés depuis un bon moment, les abominables coursiers continuaient à déchiqueter les corps avec un acharnement de démons.

De farouches malédictions montaient aux lèvres muettes de Marjorie tandis que des larmes noyaient son visage.

La plupart des habitants du Faubourg s’étaient mis à l’abri dans les quartiers d’hiver avant que les Hipparions n’investissent la ville. La plupart, pas tous. Certains trouvaient refuge là où ils le pouvaient. Refuges le plus souvent trop précaires… De nombreux bâtiments du Faubourg ne comptaient que quelques étages, un seul souvent. Les toits recueillirent des groupes entiers d’hommes terrorisés. Pour un moment tout au moins. Personne ne disposait de la moindre arme à opposer aux Hipparions et aux chiens. Ces derniers ne craignaient pas les escaliers, aussi étroits fussent-ils. Ils surgissaient à l’improviste et nul couteau n’y pouvait rien.

Les rues du Faubourg se remplissaient de cadavres, la plupart odieusement démembrés. Dans son quartier général, le Séraphin pestait et tempêtait, ses lignes de communication interrompues. Le Faubourg et la Métropole auraient aussi bien pu appartenir à deux mondes différents.

— Un aéronef, suggéra brusquement James Jellico, vous pouvez survoler les divers théâtres d’opérations. Les aéronefs disposent de haut-parleurs.

— Faites-le, vous, aboya le Séraphin. Dites-leur de quitter les rues, de continuer à tenir sur les terrasses où nous irons les chercher.

Ainsi s’exécutèrent James Jellico, et Asmir, et Alverd, et même le vieux Roald.

Ainsi tentèrent de s’exécuter ceux qui se cachaient encore dans les rues, ceux qui pouvaient échapper à la traque impitoyable des chiens ou des Hipparions. C’était difficile, les monstres semblaient surgir du néant, jaillissement spontané dans l’encoignure des portes, aux angles des rues, dans les coins d’ombre. Les Hipparions avaient choisi de se rendre invisibles. Tels des caméléons géants, ils prenaient la couleur de la brique, de la pierre, du bois. Seules les dents, seule l’odieuse fulgurance des yeux les trahissaient. Trop tard, en général.

Pourquoi les Hipparions avaient-ils pris le soin de mettre en scène cette macabre parodie de la Chasse ? Ceux d’entre eux qui portaient encore sur le dos un cavalier passaient moins inaperçus que ceux qui s’en étaient débarrassés. Parfois l’un de ces cavaliers roulait sur le sol, agonisant, mort le plus souvent. Roald put interroger quelques-uns des survivants. Aucun n’avait la moindre idée de la façon dont les choses s’étaient passées ; aucun n’avait la moindre idée de ce qu’il faisait dans le Faubourg.

Le survol du Faubourg permit de constater que des Hipparions, en nombre non négligeable, avaient été tués alors qu’à aucun moment ils ne s’étaient trouvés sous le feu des soldats.

Roald en fit la remarque à Alverd.

— Je m’en suis rendu compte également. C’est étrange, par qui sont-ils exécutés ?

— Comment le savoir… Par quelque chose… Quelque chose que nous ne voyons pas. Une chose avec des dents.

Un plan à la main, Marjorie cherchait son chemin dans les galeries des quartiers d’hiver qui rayonnaient autour du spatioport. Elle désirait retourner à la grange, située non loin du Montebello, à courte distance du premier massacre commis par les Hipparions. Elle songeait que l’évacuation des chevaux risquait de ne pas passer inaperçue. Pourtant, la forêt, guère éloignée, les sauverait, elle et les chevaux. Par contre, si un Hipparion les apercevait… Marjorie avait une conscience très vive de la haine personnelle que lui vouaient les Hipparions, haine dont les chevaux portaient aussi leur part. Elle en savait trop, d’une certaine manière elle les avait humiliés. Ils ne la laisseraient pas filer si l’occasion se présentait…